Bernard Charbonneau ou le choix de la liberté par Daniel JUNQUAS (promo 66-70)
Qui
était Bernard Charbonneau ?
C'est vers la fin
des années 1960 et au début des années 70, que j'ai eu le privilège de compter
parmi les derniers élèves de Bernard Charbonneau, lequel enseignait l'histoire
et la géographie à l'École Normale des Pyrénées Atlantiques.
Au début de sa
carrière, après être passé par Bordeaux, ce professeur agrégé aurait pu choisir
de “monter” à Paris où il serait certainement devenu ce qu'il est convenu
d'appeler “un brillant universitaire”, mais il préférait la campagne, le
silence des roches et le murmure des ruisseaux. Il opta donc pour la province
et pour cette petite École Normale d'instituteurs nichée dans l'ancien couvent
des moines Barnabites, à l'ombre de la cathédrale de Lescar.
Si l'on interroge
ses anciens élèves, force est de constater qu'il a laissé dans leurs mémoires
une trace profonde ; celle d'un professeur hors normes. Comme il n'hésitait pas
à agrémenter son cours d'anecdotes piquantes, nous devinions qu'il y avait chez
lui un côté iconoclaste et libertaire, mais, et cela je ne l'ai appris que plus
tard, l'homme ne se résumait pas à sa fonction d'enseignant. On aurait certes
pu le deviner en se donnant la peine de dénicher ses manuscrits, feuillets
dactylographiés reliés d'une grossière toile gris-bleue, qui occupaient une
place relativement modeste sur l'une des étagères hautes de la bibliothèque.
M'étant risqué à cet exercice, je crus déceler une odeur sulfureuse : tel
ouvrage offrait, dans un style ironique, la technique pour plumer le coq
gaulois, tel autre prétendait aider les humains à résister à un monstre
effrayant : le Léviathan totalitaire (1). Le contenu de ces ouvrages avait bien
de quoi dérouter l'adolescent que j'étais, partagé entre deux sectes
normaliennes d'importances inégales : celle des amateurs de rugby et de vin de
Madiran et celle, bien plus restreinte des intellectuels que l'on appelait par
dérision les “pélos”. J'ignorais à l'époque que le fait de refuser
l'embrigadement total dans un groupe avec ses codes et ses règles pouvait me
rapprocher des idées « charbonniennes ».
Mai 1968 : Même
au fin fond du Béarn, l'onde de choc des “événements” se fit tout de même fait
sentir et la vague bruyante et colorée de la contestation étudiante vint
s'étaler jusqu'à Pau. Nous pûmes, nous aussi « un tant soit peu, »
(pour reprendre une expression charbonienne), communier dans la ferveur
révolutionnaire : discours enflammés des leaders, charges des CRS (SS!) et
grenades lacrymogènes à la clef. Alors que l'oreille collé à la radio, certains
d'entre nous vivaient par procuration la révolte parisienne, au détour d'un des
couloirs conventuels s'improvisaient parfois des débats
philosophico-politiques.
On pourrait à priori s'étonner du fait que Bernard Charbonneau n'ait pas cru
bon de profiter de l'occasion pour faire avancer ses idées, mais il n'a jamais,
du moins à ma connaissance, participé à ces joutes oratoires.
Comment cet anticonformiste plus ou moins libertaire a-t-il donc perçu la
révolte de Mai ? Lui qui, avec son ami Jacques Ellul, à la veille de la
deuxième guerre, avait eu l'ambition d' engager le mouvement personnaliste dans
une action révolutionnaire non violente. Sa position par rapport à mai fut, me semble-t-il,
ambivalente. On le comprend à la lecture de son ouvrage “Prométhée réenchaîné”
publié en 2001 en livre de poche aux Eds de la table ronde (2):
“Etrange “révolution” à la fois bien plus profonde
et bien plus superficielle que celles d'autrefois. Car elle met en cause bien
plus et bien moins qu'un trône ; ce n'est plus seulement l'autorité d'un roi
qui est menacée, mais celle des pères et des maîtres. Ce ne sont plus des
partis ou des classes qui s'opposent, mais des générations ; ce n'est plus une
société qui est ébranlée mais les bases mêmes de la société. Et pourtant cette
crise n'a pas chassé le parti au pouvoir. On pourrait parler de “révolution
culturelle” aux deux sens actuels du terme : parce qu'elle concerne les mœurs
autant que la politique, et parce que, plus qu'une révolution, elle en est le
spectacle.
La force et la faiblesse de la révolte de
Mai, c'est sa spontanéité. Elle n'est pas le produit des calculs d'un stratège
ou d'un doctrinaire, elle jaillit des profondeurs de l'inconscient, de la
jeunesse et des masses…
On sent bien en
lisant ces lignes qu'un tel mouvement, spontané, anti-autoritaire, en dehors
des partis traditionnels, avait de quoi lui plaire. Mais il ne se laissa
cependant pas séduire, préférant se tenir à l'écart de ce qui lui apparaissait
sans doute comme un grand défoulement festif, l'équivalent du carnaval médiéval
ou des grandes fêtes populaires, lesquels, malgré les apparentes transgressions
de l'ordre établi, peuvent, d'un certain point de vue, être considérés comme
des soupapes de sécurité permettant au système de se perpétuer. Pour
Charbonneau, le mouvement de mai 68 manquait de maturité, il était trop
adolescent. J'aurais bien aimé assister sur ce thème assister à une discussion
entre Charbonneau et son ami le sociologue marxiste Henri Lefebvre, originaire
du Béarn, intellectuel très en vue à cette époque et qui fut à certains égards
l'un des inspirateurs du mouvement de mai. Ces deux jouisseurs partageaient
l'amour des Pyrénées, aimaient trinquer avec un verre de bon vin, manger et se
balader en bavardant. Lefevre lui fit rencontrer Duvigneau, Lapassat, Barthe…
Mais contrairement à son ami qu'il “emmerdait en privé sur son marxisme”,
Charbonneau n'était pas un homme de représentation, il n'avait pas vocation à séduire
un public. Cependant on aurait pu dire de Lefebvre comme de Charbonneau, qu'il
était « un individu vivant », un franc tireur. Il eut d'ailleurs à
subir les foudres des communistes « orthodoxes » menés par Althusser
et sa notoriété en fut sans doute affectée. Un marxiste disciple de Nietzsche,
s'intéressant à des questions comme la vie quotidienne, l'architecture,
l'espace urbain, ce n'était tout de même pas courant!
L'une des rares fois à ma connaissance (la seule peut-être?) où Bernard
Charbonneau fut entraîné dans une manifestation de masse, ce fut en 1934, quand
il participa à la contre manifestation antifasciste du 9 février. De toutes
façons, les « manifs » de pouvaient guère attirer Charbonneau, lui
qui n'aimait pas la foule, lieu évidemment peu propice à l'exercice serein de
la pensée qui demande silence et méditation.
Dès la période
noire de la guerre de 40 et de l'occupation, il avait l'ambition d'écrire une
« somme » pour exposer ses thèses. Au bout du chemin, il est l'auteur
d'une trentaine d'ouvrages ; mais il avait également publié de nombreux
articles dans des revues et journaux divers tels que “La Gueule Ouverte”, le
journal écolo-gauchiste de Pierre Fournier où il tenait dans les années 70/80
sa “Chronique du terrain vague” alors que, dans le même temps, il s'exprimait
dans les revues protestantes “Réforme” ou “Foi et Vie”. Plus tard, il
collaborera régulièrement à la revue écologiste “Combat Nature”. On peut penser
que ce grand écart entre deux mondes radicalement différents est bien dans le
style charbonnien, dans la mesure ou il n'aurait pour rien au monde voulu être
l'otage d'une quelconque chapelle. Mais, pour être parfaitement honnête, il
reconnaissait humblement qu'il avait accepté de collaborer à ces journaux parce
que ceux-ci lui avaient ouvert leurs colonnes. Si “l'humanité” en avait fait de
même, il n'aurait sans doute pas refusé, disait-il sous forme de boutade. Il en
aurait même probablement retiré un certain plaisir, lui qui était très critique
à l'égard de l'idéologie communiste.
Mais pour tenter
une approche le l'homme et du penseur, il convient de revenir sur quelques
moments de sa trajectoire personnelle :
Bernard
Charbonneau naquit le 28 novembre 1910 à Bordeaux, où son père tenait une
pharmacie. Il était issu d'un famille bourgeoise, on peut même dire de
bourgeois aisés, qui, nous dit-il, n'étaient pas des intellectuels. Dans ce
milieu, la seule chose qui comptait c'était l'argent, la notabilité, la
réussite sociale. C'est sans doute la raison pour laquelle le mot de
“bourgeois” sera par la suite si péjoratif dans sa bouche.
Quand la première
guerre mondiale se termine, Bernard a 8 ans. Son frère aîné, qui appartenait à
la classe 17, avait été mobilisé (Bernard disait raflé) et avait participé bien
malgré lui à la boucherie de Verdun. En 1918 donc, voilà que revient au foyer,
la fierté de la famille, celui qui a combattu « les boches », et qui
porte dans son corps les stigmates du combat (il a été blessé et gazé). Dans la
salle à manger tout le monde l'attend. A la grande surprise du jeune Bernard,
voici qu'apparaît un clochard mal rasé, revêtu d'une capote boueuse et
déchirée. Comme son père, fier comme Artaban, lui demande de montrer sa
blessure, d'un seul coup, le héros se retourne, baisse sa culotte et, montrant
son cul, s'exclame : « La voilà ! ». Comme dans une chanson de
Brassens, la blessure la plus visible était bel et bien congénitale et le
“héros” avait visiblement pris un malin plaisir à choquer le père. Pour
Bernard, cet épisode tragi-comique lui fit prendre conscience très tôt de
l'absurdité sociale. Il y reviendra notamment dans son ouvrage intitulé : “Je
fus” (3).
Bernard commence
ainsi son apprentissage de la vie qui n'était visiblement pas un conte de fées,“mais
un torrent d'évènements auxquels nous pouvons tenter de donner une
signification mais qui en lui-même, pas plus que le devenir des étoiles, n'a de
sens. Ce sens, c'est l'homme, pas l'espèce, pas l'église, mais chaque personne
qui est apte à le chercher et à le découvrir”… « C'est ça la liberté
pour moi », précisa-t-il dans une interview accordé à France Culture
en 1996, peu de temps avant sa mort.
Il voulait dire
que la vie en elle même n'avait aucun sens, mais qu'il appartenait à l'homme de
lui en donner. S'il en était autrement, si on devait se résigner à cette
absurdité de la vie, pour le jeune Bernard Charbonneau, celle-ci ne valait pas
la peine d'être vécue.
Très tôt Bernard
Charbonneau a eu le goût (et l'opportunité) de quitter la ville et de voyager à
pied ou en vélo, jusqu’en Espagne. Aux portes de Bordeaux s'étendait l'immense
forêt des Landes qui lui apparaissait comme un territoire quasiment vierge avec
ses étendues boisées et ses lacs auprès desquels il aimait à camper. Le goût de
la nature et de la vie de groupe lui a été donné également par sa participation
à une troupe de scouts protestants « dirigée par un vrai pédagogue ».
Au lycée Montaigne, c'était un très mauvais élève, « un emmerdeur » selon ses
propres termes. Plutôt médiocre en maths, peu doué pour l'abstraction, il était
par contre passionné par tout ce qui touchait à l'espace et au temps. Il obtint
son baccalauréat de philosophie à Bordeaux, après en avoir raté à trois
reprises la première partie. Avec son humour caractéristique, il déclara au
journaliste de France culture qui l'interrogerait : “J'étais un animal à
développement lent”, ajoutant toutefois qu'il s'était par la suite rattrapé
en obtenant brillamment l’agrégation d'Histoire- Géographie, ce qui lui permit
de choisir un poste à Bayonne.
Il a alors
vingt-quatre ans et il commence à créer des « clubs de presse » et des groupes
de discussion avec quelques personnes de son choix (dont Jacques Ellul) pour
réfléchir à tous les changements qu’entraîne le fameux Progrès scientifique.
Après la fondation (en 1932) de la revue Esprit par Emmanuel Mounier, il
rejoint le mouvement et son groupe de copains
devient « le groupe personnaliste du Sud-Ouest ». Mais soucieux de marier la
réflexion et la vie active au contact de la nature, il entraîne ses camarades
dans des expéditions en Galice, aux îles Canaries, dans les Pyrénées
espagnoles. Parmi ses amis de l'époque il y avait par exemple Georges Gusdorf,
qui est devenu par la suite un brillant intellectuel, professeur à l'Ecole
Normale Supérieure et auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire des idées.
Certes Charbonneau considérait le moi comme haïssable (”Une outre gonflée de
vent” écrivait-il dans “Je fus”) et préférait le pronom personnel “Je” mais
l'individu a besoin pour exister de rencontrer
les autres et de créer des liens, liens d'amitié ou liens d'amour. En ce qui
concerne l'amitié il pensait que personne mieux que Montaigne n'avait su en
définir le fondement quand il disait à propos des liens qui l'unissaient à La
Boétie “parce que c'était lui, parce que c'était moi.” (4)
Au cours de ses
années d'études, Charbonneau le vadrouilleur, le pêcheur, le chahuteur, va se
lier avec un garçon différent de lui, un étudiant brillant, sérieux et bûcheur
: Jacques Ellul (1912 -1994) . Charbonneau se souvenait que leur première rencontre
marquante avait eu lieu sur un trottoir de la rue Fondaudège à Bordeaux et
qu'ils ont avaient eu une discussion passionnée. Ellul cherchait à convertit
Charbonneau à un “calvinisme strictement orthodoxe” et Charbonneau, contestant
ses arguments, s'efforçait pour sa part de convaincre Ellul que la question
essentielle était celle de « la grande mue du XXe siècle ». Une
amitié naîtra, faite de perpétuelles controverses et d'une grande communauté
d'idées. “Ellul a reconnu que Charbonneau avait eu une influence décisive en
orientant sa recherche, sa réflexion, qu'il avait été le déclencheur de son
évolution et qu'au fond, sans lui il n'aurait pas été grand chose et qu'en tout
cas il n'aurait rien découvert”…
Mais, de son
côté, la confrontation avec Ellul permettra à Charbonneau de prendre
“conscience de l'origine chrétienne de son amour de la nature et de la liberté”
ce qui aura probablement joué un rôle non négligeable dans l'élaboration de sa
propre pensée.
Charbonneau
consacrera sa vie entière à décrire et à analyser les conséquences de ce qu'il
a appelé “la grande mue” du vingtième siècle, à savoir les bouleversements que
l'évolution (on pourrait dire la révolution) techno-scientifique a provoqué
dans la nature , (bien que ce mot soit impropre…) et à mettre en lumière les
atteintes que ce développement non maîtrisé portait à la liberté de l'individu.
En 1936, l'année
du front populaire, Bernard considère qu'il est temps pour lui de rencontrer
des filles et c'est une des raisons pour lesquelles il s'inscrit dans un camp
organisé par un mouvement pacifiste de gauche qui se déroule en Autriche…
Le destin le favorisera au delà de ses espérances, car la première demoiselle à
laquelle il adresse la parole n'est autre qu'Henriette Daudin, dont la mère est
professeur d'Allemand et le père un universitaire bien connu à Bordeaux,
professeur de philosophie et sympathisant du parti communiste. Ils auraient pu
se rencontrer à Bordeaux, le sort en a décidé autrement… En tout cas ils ne se
quitteront plus… durant soixante années de vie commune… Dans l'une de ses
lettres (décembre 2002) Henriette me confiait : « J'ai moi-même mis
toute une longue vie (mot souligné) à comprendre vraiment cette pensée vivante,
ni rationnelle, ni irrationnelle… inclassable. »
En 1937, se
déroule à Paris le congrès d'Esprit auquel assiste Henriette qui n'est pas
encore madame Charbonneau (17 ans à l'époque). Ce congrès marque la rupture de
Charbonneau avec le mouvement personnaliste version Mounier. Il considère que
la principale préoccupation de Mounier est “de faire évoluer son église de
droite à gauche”. De leur côté, Ellul et
Charbonneau auraient aimé pouvoir s'appuyer sur le mouvement Esprit pour mettre
en place les bases d'une contre-société. En fait, les amis d'Ellul et de
Charbonneau, qu'on qualifiera par la suite de “personnalistes gascons” étaient
minoritaires dans un mouvement dont l'audience était elle même limitée. Ils
représentaient une version libertaire et écologique avant l'heure du mouvement
personnaliste.
C'est aussi en 1937 que Bernard obtient un poste de professeur à Bordeaux et
s’y marie l'année suivante. Avant guerre le jeune homme nourri des idées
libertaires de Proudhon, qui dévorait les auteurs russes, avait fait circuler
dans les cercles personnalistes un pamphlet intitulé “Le sentiment de la
nature, force révolutionnaire” et travaillé à un projet de fédération des amis
de la nature. En 1939, il voit ses espoirs et peut-être ses illusions se briser
dans le fracas des armes… Un mois avant la guerre, il participait avec
Henriette à un de ces camps qu'il organisait à Peyranère et au Nistos dans les
Pyrénées. Du jour au lendemain la logique de guerre balaye le régime libéral
pour laisser place à un système totalitaire. Pour Charbonneau, cette
extraordinaire mobilisation des corps et des esprits en préfigure bien
d'autres. (5)
En fait, Pour B. Ch, la guerre de 40 continue celle commencée en 1914 :
“Ce n’est pas une guerre que déclenche
l’attentat de Sarajevo, mais un gigantesque bouleversement qui trouvera son
terme dans la mort ou dans un nouvel ordre. Avec le premier conflit mondial
commence le paroxysme d’une histoire dont le rythme n’a cessé de se précipiter
sous l’impulsion des forces libérées par l’humanité occidentale…“
La guerre de
1914 est la première guerre totale… L'horreur absolue… Les deux conflits
mondiaux du XXe siècle n’ont pas de précédents pour ce qui est de l’importance
considérable des armées, de leur puissance destructrice, des masses engagées.
(6)
Comment rester en marge quand la guerre est totale ?
Plusieurs des amis de Bernard Charbonneau étaient entrés dans la résistance, et
son ami Georges Gusdorf, issu d'une famille juive originaire d'Allemagne, avait
été enfermé dans les camps de concentrations nazis de 1940 à 1945. Bernard
s'est évidemment posé la question de sa propre participation, et il a
finalement opté pour une autre forme de résistance qui n'a pas duré seulement
quelques mois mais une vie entière. Résistance contre les totalitarismes qui
enferment l'esprit humain, transformant l'homme en mouton docile qui suit le
troupeau, résistance contre la centralisation, l'uniformisation, résistance
contre “la force des choses”, contre ce fatalisme qui fait admettre
l'inadmissible comme par exemple la soumission aveugle au pouvoir, qu'il soit
techno-scientifique, politique ou financier. Sa résistance il ne l'a pas vécue
un fusil à la main mais par la pensée, la parole et l'écriture, ce qui n'est
pas forcément le chemin le plus aisé.
Paroxysme de
l'horreur, l'explosion d'Hiroshima l'a conforté dans son analyse :
“L'accélération du progrès technique
donne l'impression qu'il résoudra tous les problèmes qu'il pose. Et l'explosion
d'Hiroshima, trop fulgurante, n'a fait que redoubler ce refus de penser en
forçant les peuples et les individus à refouler leur angoisse au plus noir de
l'inconscient.”
Par ailleurs en dehors du fait qu'il laissera derrière lui une œuvre
considérable, quoique insuffisamment connue, il n'est pas resté dans une tour
d'ivoire et a mené des actions sur le terrain que ce soit en tant que président
du comité de défense de la côte Aquitaine ou au sein d'autres instances comme
le mouvement Ecologique et fédéraliste Européen Ecoropa qu'il animait avec
notamment Jacques Ellul,Teddy Goldsmith, Denis de Rougemont… De Rougemont et
Charbonneau se connaissaient d'ailleurs depuis l'époque où ils étaient l'un et
l'autre dans la mouvance personnaliste. Denis de Rougemont étant l'un des
fondateurs du mouvement “l'Ordre Nouveau” (à ne surtout pas confondre avec un
autre mouvement situé à extrémité droite de l'échiquier politique). A l'époque
Charbonneau avait, selon ses propres dires, un pied à Esprit et un pied à
l'Ordre Nouveau, comme plus tard il aura un
pied à Charlie Hebdo et un autre à Réforme. Une vie bien remplie donc qui lui
l'autorisera à dire « Je fus », mais l'ambition de Bernard
Charbonneau était semble-t-il bien plus grande. “Orgueilleux dans sa
jeunesse, Bernard s'est heurté à la réalité -sous différentes formes, elle lui
a rabattu son orgueil” comme me l'écrivait Madame Charbonneau dans un
courrier du 2 avril 2003.
1982 : Bernard Charbonneau en grande discussion avec Teddy Goldsmith,
fondateur de la revue « The Ecologist ».
T. Goldsmith :
_ J'ai tenté dans « Le Défi du XXle siècle. Une vision écologique du
monde » de poser les principes de base d'une telle vision. Ces principes,
étroitement apparentés, dessinent un modèle global et cohérent de nos relations
avec le monde ainsi qu'une ligne de conduite, explicite et implicite, pour ceux
qui en sont imprégnés. Il m'a toujours paru évident de s'inspirer de la vision du monde des
sociétés vernaculaires où, partout, les gens vivaient en harmonie avec la
nature. On m'a beaucoup critiqué pour cela.
Source :
http://www.teddygoldsmith.org/page62.html
Charbonneau était
convaincu, et cela peut sembler ridicule aux yeux des sceptiques et des
nihilistes, d'avoir à transmettre une vérité, sa vérité. Solitaire et
revendiquant son droit à la solitude, tout en appréciant le contact avec son
“prochain” (qui est sans doute en même temps son “lointain”, comme aurait dit
Nietzsche). Bernard Charbonneau qui n'aimait guère la promiscuité appréciait
cependant la compagnie des autres. Il aimait le débat, la discussion acharnée
“jusqu'à la conversion ou jusqu'à la rupture” comme il le confessait dans un
texte inédit intitulé :“De la parole et de la discussion” …
Il considérait d'ailleurs que la parole est toujours plus spontanée que
l'écrit. Elle suppose en principe la présence. Mais il dénonçait comme “la
perversion la plus infâme” l'art de parler. Cet art de parler était à ses yeux
inexcusable. Il n'aurait sans doute pas eu beaucoup de sympathie pour les
sophistes mais il défendait les peuples bavards, disant que “le silence est
d'or pour le banquier ou le politicien, car une nullité silencieuse a plus de
chance de tromper qu'une nullité bavarde. Le tort de l'homme bavard c'est de
valoir ce qu'il est.” (”De la parole et de la discussion”)
Que de
discussions justement, tournant souvent à des dialogues de sourds, a-t-il pu
avoir avec ses amis ! Comme ce fut le cas de Luccioni qui avait un vrai esprit
philosophique ou de son ami de l'âge mûr, Maurice Serisé, avec lequel il a
entretenu un débat permanent pendant 40 ans “et qui lui avouait dans les
années 90 qu'il n'avait jamais su ce qu'il entendait par liberté. Dans son cas
l'incompréhension ne venait pas d'un esprit trop philosophique, mais d'un
scepticisme viscéral. Pour lui la vie n'avait aucun sens, le seul impératif
était d'en jouir au maximum” (7)
On peut cependant
penser, outre la relation privilégiée qu'il a entretenu avec Henriette, son
épouse, qu'il a réussi à convertir à sa foi quelques personnes, ainsi ce grand
congolais prénommé Liberté Dolor qui débarqua un jour de l'an de grâce 1984
pour rencontrer dans le fond de sa province le penseur qui l'avait tellement marqué
et déclara que Bernard Charbonneau lui avait fait sentir “la tangibilité de
l'esprit.”
« La communication de l'authentique
(il faudrait constamment le rappeler) a toujours un caractère paradoxal. Elle
se réalise entre des individus privilégiés et à des instants privilégiés et
elle est toujours précaire.
La communication ne se réalise qu’entre quelques individus, les amis, la femme,
un lecteur entre mille. Il faut que le chemin d’une solitude individuelle
croise celui d’une autre solitude individuelle. Et pour qu’elle s’établisse, il
faut une grande force d’expansion et une grande réceptivité, réunies dans le
même homme, la volonté de conquérir l’esprit et l’humilité de celui qui écoute.
Le rôle de l’amitié et de l’amour, c’est de nous fournir les forces qui nous
manquent pour cette tâche. »
Se définissant
comme post-chrétien, il se disait par ailleurs agnostique et rejetait les
églises comme toutes les formes de dogmatismes, tout en accordant à la personne
du Christ, l'homme- Dieu, l'esprit incarné, une place capitale (8). Agnostique
mais non athée, nuance !…
Dans une interview à France Culture, donné l'année de sa mort, en 1996, il dit
qu'il a reçu dans son enfance une vague éducation catholique puis qu'il a
évolué dans un milieu protestant. Mais
pour lui il était si évident que Dieu n'existait pas, qu'il n'avait pas besoin
de se poser la question. S'expliquant sur les relations plus ou moins
conflictuelles qu'il a entretenu dans les années 30 avec Emmanuel Mounier,
considéré comme la figure de proue du mouvement personnaliste, Bernard
Charbonneau précise que, contrairement à Mounier, il n'était pas catholique et que sa vie spirituelle ne consistait
pas à adorer une divinité… mais à la chercher… Pas de certitude donc, mais un
questionnement permanent…
“Son sacré à
lui était quotidien, c'était la liberté qu'il n'avait pas dans sa poche comme
les croyants leur Dieu, mais qu'il cherchait (souligné) et cherchait à
incarner, dans sa vie et sa parole. Son dernier message lu au colloque qui
s'est tenu à Toulouse quinze jours après sa mort était un “appel à la foi” dans
la liberté, l'égalité et la fraternité - ces valeurs galvaudées à redécouvrir
pour les vivre.” (9)
Il voyait en
effet dans cette foi une source d'énergie, “une puissance qui meut sa pensée
sur son chemin”. Ne peut-on pas en déduire que pour Charbonneau une pensée
“tant soit peu” profonde et intensément vécue ne peut que puiser ses racines
dans l'équivalent d'une foi religieuse ? Henriette Charbonneau m'avait confié courrier
du 12/05) que Bernard avait dit un jour :“la liberté n'est pas une idée
mais u(ne puissance et en ceci elle ressemble à Dieu.”
Quoi qu'il s'en
défendit, il était doté d'une vaste culture. Seulement les auteurs qu'il avait
lu, ceux qui l'avaient marqués, il les avait digérés, il se les était
appropriés, au point que leur pensée était intimement mêlée à la sienne. Il
appréciait par exemple Montaigne et avait, comme l'auteur des essais,
conscience que la première et de la plus évidente limite qu'un individu
rencontre est celle d'une durée qui le fuit vers la mort, mais ajoutait-il : “affronter
la mort n'interdit pas de cueillir les plaisirs de l'instant.” (« Quatre
Témoins de la Liberté » p. 28).
Dans cet
ouvrage inédit, il cite cette célèbre pensée de Montaigne extraite du livre III
: “Le grand et glorieux chef d'œuvre de l'homme est de vivre à propos :
toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir n'en sont qu'appendicules et
adminicules, pour le plus….” (10)
Dans certains de ses ouvrages, notamment “Je fus”, Charbonneau aurait pu,
par exemple, citer Berdiaev. L'essentiel de l' accord entre Charbonneau et
Berdiaev porte sur les méfaits de “l'objectivation” et la priorité que l'un
comme l'autre accordent au sujet sur l'objet. Mais Charbonneau tenait à
préciser qu'affirmer la priorité du sujet est le contraire d'un subjectivisme
(encore son refus des mots en “ismes”) car, nous dit-il, il n'y a pas d'objet
sans sujet qui en prend conscience et par ailleurs “Le sujet humain n'existe
qu'aux prises avec l'objet” (11).
Charbonneau nourrit
également une certaine tendresse à l'égard de Jean-Jacques Rousseau, en tout
cas celui qui se démasque plus ou moins dans “les Confessions” et qu'il préfère
à celui du “Contrat social” auquel il reproche de parler de l'homme avec un
grand H, c'est à dire d'un homme abstrait, théorique. Il pense que Rousseau a”
entrouvert une porte fermée avant lui”. L'individu pouvait enfin revendiquer
son droit à l'existence face à la société. Mais il lui reproche d'être resté
enfermé dans son personnage.
“Jean-Jacques fut le premier à parler
vraiment de lui-même… prototype… de l'individu moderne, amateur de nature et
d'errances dans les paysages, contempteur et produit de sa civilisation.
Révolutionnaire à la recherche d'un paradis à jamais perdu, inventeur d'une société
fondée sur la liberté et l'égalité que la Société (avec un S majuscule) à
détruites. Jean-Jacques c'est nous-mêmes, en le connaissant nous nous
connaissons…” (12)
Il est clair que
ces remarques valent autant pour Charbonneau lui-même (ainsi que pour ses
contemporains qui partagent avec lui le “sentiment de la nature”).
Implicitement ici, mais plus explicitement dans d'autres textes, Charbonneau
fait preuve d'une certaine capacité de distanciation. Il n'ignore pas les
paradoxes, voire “les contradictions qu'il faut surmonter” et qui font le
mystère de la personne : “sans quoi
(nous dit-il) elle n'a ni relief ni vie. Alors que l'admiration des hommes
réclame une ombre plate, bien découpée : un personnage conforme à ses idées
comme on en décore les murs, sans faiblesses, ou avec de pseudo faiblesses qui
feront d'autant mieux ressortir ses vertus.” (13)
Son ami Jacques
Ellul était (notamment) un spécialiste de Marx et de Kierkegaard. De son côté,
Charbonneau avouait ne pas avoir lu intégralement ces auteurs, mais il en avait
certainement saisi l'essentiel. Un ouvrage l'avait en tout cas particulièrement
marqué, c'est “Le traité du désespoir”. Il partageait avec le philosophe
danois, le rejet des systèmes (comme le système hégélien par exemple) et des institutions
qui briment la liberté responsable de l'individu (les églises en particulier).
Charbonneau comme
Kierkegaard accordait la plus grande importance à l'existence individuelle, à
la subjectivité et à sa vérité, faite de lutte, de douleur et d'angoisse.
Autre rapprochement possible, l'un comme l'autre ont vécu leur philosophie,
laquelle est intimement liée à leur biographie. C'est d'ailleurs des écrivains
ou des philosophes de cette sorte qui pouvaient retenir l'attention de
Charbonneau. En dehors de ses quatre principaux témoins de la liberté :
Rousseau, Montaigne, Berdiaev et Dostoïevski il en cite d'autres comme Socrate,
Nietzsche ou à Martin Luther, celui qui, seul à Worms devant ses juges avait
déclaré ” Je ne puis et ne veux rien révoquer, car il est dangereux et il
n'est pas droit d'agir contre sa propre conscience.” Il est clair que ces
paroles cadrent parfaitement avec la foi agnostique d'un Bernard Charbonneau
qui a consacré sa vie à ce qu'il considérait comme une mission ou une vocation.
(14)
Par ailleurs en
dépit de l'aspect souvent apocalyptique de ses visions, il ne peut se départir
d'une dimension utopique toujours présente dans ses ouvrages même les plus
noirs, comme s'il voulait laisser ouverte une fenêtre étroite dans le mur de
béton et d'acier qui se dresserait devant nous.
Bernard Charbonneau ne pouvait se contenter de se laisser porter par le temps,
les évènements… “la force des choses” ; en effet, bien qu'il eut conscience de
la folie d'une telle l'entreprise, même s'il se savait emporté inexorablement,
comme tout un chacun, par le courant du temps qui fuit vers une issue
inéluctable, même s'il n'ignorait nullement la faiblesse de l'individu seul
face à des éléments qui le dépassent, il se voulait un homme qui se dresse et
qui hurle, refusant de mourir sans avoir vécu et sans s'être battu contre ces
forces terrifiantes que sont le hasard ou les déterminismes sociaux.
Il souhaitait pour reprendre l'une de ses expressions favorites soulever “tant
soit peu” la chape de plomb qui nous écrase. Nul mieux que l'auteur lui-même ne
saurait exprimer la relation tragique de l'homme et de la société telle qu'il
l'exprime dès les premières lignes de son recueil d'aphorismes intitulé “Une
seconde nature”. (15)
“Je prétends parler ici de la société : de
la mer qui me porte, et du sang qui coule dans mes veines : du vivant déluge
dont le flot couvre aujourd'hui la terre et dont les eaux s'infiltrent jusqu'au
plus secret de mon cœur. Pour désigner cette puissance protéiforme, je dirai
société ; mais son nom est Légion : Armée, Etat, Eglise…
Innombrable, elle est ici chef et là peuple, obéissance ou transgression des
lois, ici morale et là fête. A perte de vue stagne la grisaille quotidienne,
mais là-haut flambe au soleil un totem ou un drapeau. Le cor retentit, le
troupeau se rassemble, l'hydre aux millions de têtes. Le collectif, clan, parti
ou groupe. Qu'il est bruyant, qu'il pue, qu'on y étouffe !
Mais qu'il y fait tiède, et qu'il fait bon se ruer en bêlant vers le pacage ou
l'abattoir ! Un individu peut un instant s'écarter du troupeau, mais plus se
tend l'invisible lien qui vous ramène à lui. Tout homme à le choix : sortir du
rang ou le rejoindre, c'est-à-dire mourir seul ou mourir pour la France…
A y regarder de
plus près, on ne peut que constater que toutes nos pensées, tous nos actes,
sont déterminés par notre appartenance à une société, une collectivité : qu'il
s'agisse d'une bande, d'un clan, d'un parti ou d'une église et nos activités
qu'elles soient utilitaires ou ludiques, nos admirations ou nos haines, bref en
dernier ressort tous nos actes, ont une origine, une signification ou une
destination sociale. Et la raison plus ou moins cachée qui nous pousse à agir
(que ce soit pour partir à la neige, à la guerre et même quand il s'agit de militer
pour telle ou telle cause) c'est la peur de se retrouver seul, isolé du
troupeau. … On pourrait s'en tenir à ce constat et nier l'existence d'un
quelconque libre arbitre mais Charbonneau s'y refuse. Il pense que la prise de
conscience du fait social est justement le chemin vers une forme de libération
et il aurait aimé pouvoir en convaincre ses semblables. (16)
Très jeune, comme
l'atteste un texte inédit des années 40, il s'était convaincu d'avoir une
vérité à transmettre, et que cette vérité était difficile et même quasiment
impossible à communiquer. L'échec de l'entreprise lui semblait inscrit dès le
départ, comme une fatalité, mais il se devait de relever le défi. Comme Martin
Luther à Worms, il ne pouvait faire autrement… car »l'homme qui s'éveille
découvre en lui un trésor ». (17)
Bernard Charbonneau professeur, 1965
Peut-être que
l'une des raisons qui explique que Charbonneau n'ait pu toucher un plus large
public c'est, outre le fait qu'il avait délibérément choisi de vivre à l'écart
des cercles intellectuels parisiens et bien loin des sunlights, que son message
était probablement par trop à contre courant : Critiquant la religion du
Progrès quand celle-ci était dominante, positionné en dehors du clivage
traditionnel droite-gauche qui structurait la pensée politique et culturelle,
électron libre au franc parler, en marge des mouvements écologistes qui se
réclameront de lui quand bien même ils l'auront plus ou moins ignoré de son
vivant. Qu'était-il ? D'où parlait-il? Comment le classer? Ecrivain, Poète à
ses heures, Philosophe quoiqu'il s'en défendit, Sociologue, Historien,
Géographe, Penseur post-chrétien, Précurseur, dès les années 30 de l'Ecologie
politique… Ceux qui l'ont connu savent qu'il aurait refusé de se voir enfermé
dans l'une quelconque de ces catégories, mais il était tout cela à la fois et
avant tout il se voulait un homme vivant, un témoin, un guetteur, un sonneur de
tocsin. Homme de parole, de convictions et de fidélité bien qu'habité par le
doute, penseur paradoxal, toujours en quête de son Graal, la “liberté”.
“Je ne suis pas un écrivain, la parole me
sort des entrailles. Je dois parler, je crie. Mais comme pour tous, à tout
jamais, mes mots doivent sonner, je les grave dans l'airain de l'écrit. Je ne
suis pas un artiste mais un artisan fondeur de cloches dont l'appel réveille
les campagnes. Même si c'est un tocsin dans le silence de la nuit.”
Ses écrits
peuvent peuvent en effet prendre
tour à tour la forme de thèses, de discours philosophiques, sociologiques,
historiques, de satires ou de pamphlets, parfois même de contes ou de poésies
en prose. “Notre table rase”, sorti dans les années 1970 et aujourd'hui
introuvable, est un de ces ouvrages ou le style du pamphlétaire féroce de
Bernard Charbonneau me semble le plus efficace. Après avoir feint, naguère, de
glorifier le coq gaulois, le voici vantant le monde idéal du poulet de
batterie. Attention! La flèche ne vise pas qu'une seule cible! Ces poulets de
batterie n'évoquent-ils pas d'autres lieux concentrationnaires?
“De quelque chose en forme de poulet”
Le poulet en effet avait goût de poulet
mais il avait des défauts. Il mettait du temps à croître, perdait du kilo dans
des errance ridicules à la poursuite des lombrics, une quantité appréciables de
protéines se gaspillait en cocoricos matinaux et en piaillements à l'approche
de la fin. Comment faire de cette coquecigrue emplumée et crêtée du poulet?
… Pour obtenir ce résultat il fallait
mettre fin à l'individualisme qui a coûté si cher au coq gaulois, le fabriquer
en série et le rassembler en masse dans un poulailler de rêve où, à l'abri du
renard, plus il mangerait, plus on lui en donnerait le désir ; au moment voulu
quelque contact électrique mettrait fin à ce beau rêve. Quelle belle vie!
Pleine, fraternelle : tous tout blancs ou tout noirs, sans vain sprint final
sous le couteau, rien que le bruit des becs dans la mangeoire… etc. (18)
Accordant autant
d'importance au corps qu'à l'esprit, aux plaisirs des sens qu'aux constructions
de la raison, Bernard Charbonneau savait goûter les petits bonheurs de la vie
de la vie quotidienne : Un morceau le pain, une tranche de jambon ou de fromage
de pays et un verre de “sang de la vigne” ; de vraies nourritures et non des
protéines produites par l'agrochimie. Naturellement, il n'ignorait pas que le poulet
fermier ou le vin de pays sont des produits fabriqués et non des nourritures
“naturelles”. (Au demeurant, il n'avait rien d'un “Kmer vert” et plaidait plus
pour une agriculture agricole si l'on peut dire que pour une agriculture
nécessairement biologique… toujours sa méfiance à l'égard des extrêmes, des
mouvements risquant de virer au sectarisme.) (19)
Ecoutant autant
ses papilles, son odorat que sa raison, il ne pouvaient se résoudre à mettre
dans le même sac le jambon “de la bête vivant au grand
air sous les chênes et celle de la larve d’usine, concentrée dans ses
déjections, gavée de granulés indéfinissables, et bientôt de protéines de
pétrole” (20). Bernard
Charbonneau n'a pas vécu assez longtemps pour avoir eu connaissance du scandale
dit de “la vache folle”. Il n'aurait sans doute pas été trop surpris que l'on
cherche à faire de la protéine et du fric en nourrissant des herbivores avec
des granulés fabriqués à partir de déchets d'abattoirs. Dans “notre table rase”
justement il écrivait ceci sous le titre :
“Des protéines pour le peuple, du
bifteck pour le roi.”
“La disparition du pain, de la pêche, du
repas, on ne peut imaginer plus grand changement dans l'histoire des hommes. Or
celui-ci n'a pas été enregistré ; on s'obstine à parler de pain et de pêche
comme si de rien n'était…
Dieu sait pourtant que les Français
avaient jusqu'ici grande et fine gueule! Il faut croire qu'ils ne tiennent pas
plus aux libertés du pot qu'à celle de l'individu. Sans doute le goût des
aliments est-il un critère trop abstrait, trop subjectif pour cette époque
scientifique. Ce que l'on refuse au fond dans cette affaire en écartant le
critère du goût, c'est la validité de l'expérience personnelle du réel. (21)
Bernard
Charbonneau supportait mal la vie dans les grandes villes en général et la vie
parisienne en particulier. Quand, par exemple, contraint de se rendre chez son
éditeur, il était amené à prendre le métro, la foule compacte qui se pressait
l'effrayait; “hydre aux mille visages anonymes et fermés”. Il est évident
qu'il préférait la marche à pied, la lenteur, le silence, propice à la
méditation, à la réflexion, à une forme de volupté. Car ce penseur exigeant (et
même dur) avec lui-même comme avec les autres était aussi un sensuel, encore un
de ses paradoxes. Dans un autre pamphlet intitulé “L'hommauto”, édité chez
Denoël , Charbonneau écrivait ces lignes savoureuses:
“Faut-il glorifier le pied, au moment où
le coussin d’air va succéder à la roue? Peut-être qu’ainsi protégé des
durillons il va devenir à la mode comme l’art roman ou Lascaux.
Le pied peut sembler primitif ou lourd ;
sans cette assise horizontale jamais l’anthropoïde n’aurait atteint la
verticale. Inébranlable, claudélien, le pied nous enracine, semble-t-il dans le
cosmos. Et contrairement au préjugé, sa sensibilité est grande. Nue, au contact
du sable ensoleillé, cette plante dont les pétales sont des orteils s’épanouit
de plaisir : la moindre chatouille la bouleverse. Volupté suprême! prendre son
pied ; mais il est vrai qu’un rien nous les casse. Etc. (22)
Certes il
n'aimait pas beaucoup la voiture (il disait plutôt avec un brin de mépris : “la
bagnole”) mais il ne la rejetait pas, car s'il n'était pas hostile par principe
à toute innovation technologique ; en fait il se méfiait d'un moyen de transport
qui, sous prétexte de nous libérer, pouvait nous asservir. Ce type de critique
qui vise l'acceptation sans réflexion et sans discussion des innovations
technologiques même les plus dangereuses quels qu'en soient les coûts
environnementaux et humains, reste valable dans bien des domaines. (On peut
penser au nucléaire, aux manipulations génétiques, mais aussi à la dictature
consentie de la télévision… Pour désigner l'antenne de télé, il parlait du
“râteau à sottises”.)
En somme B.Ch n'a
cessé de défendre l'idée que toute innovation avant d'être adoptée devrait être
l'objet d'une réflexion approfondie, d'un débat, et que tous les paramètres
devaient être pris en compte, avant de décréter qu'il s'agit bien d'un progrès.
Un tel souci qui semble pourtant frappé au coin du bon sens ne pouvait
qu'apparaître comme utopique, parce qu'incompatible d'une part avec le mythe du
Progrès (qui veut que tout changement soit une amélioration) et d'autre part
avec les intérêts notamment économiques qui sont en jeu chaque fois qu'est
lancé un projet ou un produit nouveau.
En ce qui
concerne les effets pervers d'une techno-science sans conscience, B. Ch.
rejoint les thèses de son ami et disciple Jacques Ellul, (1912-1994), sans
doute plus connu aux États-Unis qu’en France, auteur notamment de l'ouvrage
intitulé ” la technique ou l'enjeu du siècle”; (1954, réédité en 1990). Bernard
Charbonneau a donc traversé le XXe siècle en témoin lucide des profonds
changements qui sont intervenus. Il a eu le sentiment qu'en même temps qu'il
passait de la jeunesse à l'âge adulte le monde lui aussi basculait, d'une
société qui restait encore largement agropastorale à une société industrielle,
technicienne et urbaine.
“Si je suis un
individu, si comme mes contemporains je puis parler de la société, c'est parce
que je suis passé de celle d'hier à celle de demain ; et sans doute dans
l'histoire de l'espèce humaine il n'y a pas eu un tel passage” (23)
L'air, l'eau, l'espace qui étaient autrefois des richesses inconnues, parce que
les hommes, même les plus pauvres en jouissaient sans en avoir conscience, ont
pris une valeur marchande quand elles ont commencé à se raréfier.
Sous un certain
angle, la pensée de Charbonneau peut apparaître comme révolutionnaire mais elle
peut aussi être cataloguée par d'autres de passéiste voire de réactionnaire. On
sait que la phraséologie de gauche emprunte traditionnellement à la mythologie
progressiste et malgré la relative dévaluation du mythe, elle continue à
utiliser ce vieux ressort. La religion du Progrès nous a en effet enseigné
qu'il fallait aller de l'avant, que demain était forcément mieux qu'hier… Mais,
dans « Le feu vert », écrit en 1980, il note que la nature (il a du
mal à adopter le mot écologie) est passée de droite à gauche et que « ce
qui était indicible à gauche du temps de Keynes ou deStaline est soudain reçu
d'avance ». Et il explique les raisons historiques et psychologiques de ce
chassé-croisé, affirmant au passage que la révolution naturiste échappe au
cadre polémique de la droite et de la gauche, car elle est à la fois
ultra-réactionnaire et ultra-progressiste ».
Ses thèmes de
prédilection, il les a développés très tôt. Certains mots reviennent dans ses
écrits comme des cauchemars : “banlieue”, “zone”, “terrain vague”, “limbes”…
Vision apocalyptique d'un monde de laideur, d'uniformité et de désolation. A
plusieurs reprises il exprime sa crainte de voir le “système” n'engendrer que
le chaos… “à moins que…” ajoute-t-il… A moins que l'individu ne se décide enfin
à reprendre en main son destin. Il y a en effet toujours ce “a moins que”… car
si le fond de son discours est pessimiste, et même parfois franchement
désespérant, il y a toujours cet espoir d'un possible sursaut.
Dans le “Jardin
de Babylone” (24), Bernard Charbonneau montre que du fait que l'homme
primitif ne se distingue pas de la nature, on peut dire que pour l'homme il n'y
a pas encore de nature.
” A l’origine _ pour certains
individus et pour certains pays, elle n’est pas bien lointaine -, il n’y avait
pas encore de nature. Nul n’en parlait, parce que l’homme ne s’était pas encore
distingué d’elle pour la considérer. Individus et sociétés étaient alors
englobés dans le cosmos. Une puissance omniprésente, sacrée parce
qu’invincible, cernait de toutes parts la faiblesse humaine. La civilisation
n’était qu’une clairière précaire, maintenue au prix d’un effort écrasant dans
la marée des forêts. Des déluges, grouillants de monstres, clamaient leur
règne. La vie, comme le feu, n’était qu’un étincelle incertaine perdue dans un
océan d’obscurité. En vain le soleil triomphait-il ; chaque crépuscule ramenait
la défaite du jour et le retour triomphal des puissances infernales. Comment
nos ancêtres auraient-ils parlé de nature ? Ils la vivaient, et ils étaient
eux-mêmes nature : force brutale et instincts paniques. Ils ne
connaissaient pas des choses, mais des esprits ; dans l’ombre où ils
étaient encore plongés, les arbres et les rochers prenaient confusément des
formes et une vie surhumaine. Paysans et païens, ils ne pouvaient aimer la
nature ; ils ne pouvaient que la combattre ou l’adorer…
Il fallait
bien que l'homme se décidât à abattre ses idoles, à profaner le cosmos,
distinguant la lumière des ténèbres, l'esprit de la matière. Plus tard, grâce à
aux progrès scientifiques et techniques l'homme se mit à croire qu'il pouvait
se rendre “comme maître et possesseur de la nature”. Parallèlement à cette foi
dans le Dieu Progrès, naissait ce fameux “sentiment de la nature”, ainsi que la
prise de conscience par certains que nous ne pouvions vivre dans la nature
“comme un conquérant règne sur un pays étranger, mais que nous lui
appartenions” et que, dès lors, toute agression contre celle-ci se retournerait
contre nous. On reconnaît ici l'argument écologique classique. Mais Charbonneau
va sans doute plus loin, car il craint que la techno science n'accouche d'une
seconde nature (ou d'un artifice total) qui nous envelopperait et nous
aliénerait bien davantage encore que la nature primitive. Selon lui, c'est la
liberté même qui est en jeu. “Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les
Français connurent une société de transition où coexistaient le passé et
l’avenir : ce qui permettait de jouir des plaisirs de la nature grâce au
progrès.” (25)
A la lecture des
ouvrages de B. Ch ce qui m'a frappé c'est la grande cohérence de sa pensée et
la grande fidélité à ses convictions. On peut dire que c'était en toutes choses
un homme de fidélité. Il disait malicieusement qu'il n'était bigame qu'en
matière de maison à cause des deux résidences “principales” distantes de 20 km
l'une en Béarn, au bord du gave, l'autre au Pays Basque avec vue sur la
montagne qu'Henriette et lui occupaient alternativement. Ses divers ouvrages
visant à éclairer tel ou tel aspect du réel (que ce soit la destruction des
paysages, la “malbouffe” comme on dirait aujourd'hui, l'évolution de l'Etat, le
rapport à l'argent etc.) sont toujours construits à partir du point de vue
d'un. Sous des formes différentes, qui apparaissent comme des variations autour
d'un thème central, c'est le même message fondamental que cherche à délivrer
Charbonneau. Prenons par exemple son ouvrage critique consacré à Teilhard de
Chardin « prophète d'un âge totalitaire »…
“A cette aube de l'an 2000, Dieu, plus que
jamais, s'est évanoui dans l'Infini. Et si nous n'avons plus de Père, nous
n'avons plus de Mère : nous ne pouvons plus compter sur la nature. L'homme est
adulte ; il doit désormais penser et décider par lui-même. Mais est-il de force
à se supporter orphelin ?”
Pour
le père Teilhard l'Histoire, instant de l'évolution, est celle d'un Progrès
irrésistible que les crises ne font que relancer. Accepter avec résignation
la nécessité, ou le destin, “Nous incorporer et de nous subordonner à une
Totalité organisée dont nous ne serions cosmiquement, que les parcelles
conscientes” comme le préconisait Teilhard est aux antipodes des idées
charbonniennes. A la rigueur, Bernard Charbonneau aurait pu suivre le père
Teilhard jusqu'à un certain point, car comme lui il considérait que l'humanité
traversait une crise majeure, une mutation profonde… Mais disait-il, “C'est du
point de vue de l'homme et de sa liberté que la pensée du Père pose un
problème. Et que si elle est contestable du point de vue de l'orthodoxie
chrétienne, c'est dans la mesure où la personne, divine et humaine, est au fond
de cette orthodoxie.” On remarquera qu'ici B. Ch, l' agnostique, donne au père
Teilhard des leçons de christianisme. Dans un autre texte (inédit) intitulé “Le
fils de l'homme et les enfants de Dieu” il s'adressera aux chrétiens et aux
non chrétiens pour leur expliquer qu'ils n'ont sans doute pas bien compris le
message du Christ.. (26)
Si Bernard
Charbonneau avait dû emporter sur une île déserte un ouvrage fondamental, il
est possible qu'il eut choisi “Les frères Karamazov” et ce, non pas pour
l'œuvre entière, mais pour ce passage intitulé “La parabole du grand
inquisiteur”. Cette parabole étant elle-même le reflet d'un texte bien plus
ancien. “Enracinée aux origines de l'homme, en éclairant son présent elle
annonce prophétique-ment son avenir”. Chez Dostoïevski athéisme et foi
profonde se combattent comme le grand Inquisiteur affronte le Christ (Ce qui ne
peut qu'interpeller Charbonneau lui-même, qui voit en outre dans cette parabole
le défi lancé par la liberté chrétienne). (27)
Le Grand Inquisiteur considère que Jésus a surestimé les hommes :
« Car ce sont assurément des
esclaves, bien qu'ils aient été crées révoltés.” “Regarde autour de toi et juge
: quinze siècle ont passé. Va les voir. Qui as-tu voulu élever jusqu'à toi ? Je
te le jure, l'homme a été créé plus faible et plus vil que tu ne pensais ! …Tu
lui as trop demandé. Toi qui pourtant l'aimais plus que Toi même. En l'estimant
un peu moins, Tu aurais moins exigé de lui et cela aurait été plus proche de
l'amour, car son fardeau aurait été plus léger. »
On peut penser
que cette question brûlante et fondamentale de “la nature humaine”, de la
capacité des hommes à assumer cette liberté qui ne semble pas à leur mesure,
Charbonneau l'a eu sans cesse à l'esprit. Dans son ouvrage fondamental intitulé
“Je fus”, on a le sentiment que Charbonneau se bat avec le concept de liberté,
concept au demeurant bien difficile à cerner. L'expérience de “la famine de
liberté qui vaut celle de pain” montre à quel point la liberté ne peut être
considéré comme un privilège d’aristocrate mais l'air dont vit n'importe qui.
Ici Bernard Charbonneau fait notamment allusion à l’expérience vécue de la
dernière guerre. Il conseille également de relire Dostoïevski dans “Souvenir de
la maison des morts” car, nous dit-il, ce n'est pas au philosophe qu'il faut
demander ce qu'est la liberté mais notamment au prisonnier. (28)
Et plutôt que
ou …
Dans la
conclusion de son “Prométhée réenchaîné” Bernard Charbonneau refuse la
dichotomie entre idéalisme et réalisme, matière et esprit, individu et société…
A la conjonction “ou”, il préfère la conjonction “et” :
“Et nous voici, tenant à la main la moitié
déchirée de cette image qui fut l'homme : les réalistes sans pensée, ou les
penseurs ignorant du réel. Par les voies du rêve, puis celle de l'action,
toujours condamnés à produire des fruits empoisonnés. Car il est aussi facile
d'agir sans pensée que de penser sans agir… Si la révolte humaine veut la
proie de la liberté et non l'ombre, il lui faut tenir à la fois les deux bouts
de ce tout dont une part plonge aux enfers et dont l'autre s'envole vers le
lumière. La matière et l'esprit, la nécessité et la liberté, l'efficace et le
juste, la société et l'individu, il nous faut réunir l'un et l'autre. Tout est
dans la conjonction. Mais pour être un homme, pour rassembler ainsi ce qui se
fuit vers en bas et vers en haut de toute la force du corps et de l'intellect,
il faut l'énergie d'Hercule…”
Enfin ce n'est
pas l'un des moindres paradoxes charbonniens que son invitation à tenter de
donner forme au chaos et ce, même si le projet dépasse largement les forces
humaines :
« Que la réalité ne soit pas taillée
à l'image de notre esprit, quoi d'étonnant ? Le donné ne fournit qu'un matériau
; si la pierre ne défiait le sculpteur, l'écriture la pensée, la politique la
morale, l'œuvre et l'ouvrier manqueraient d'un moteur. Il faut qu'un Sphinx
provoque Œdipe, et un Caucase Prométhée. Si l'entreprise qui consiste à donner
forme au chaos, à animer l'inerte, passe ses forces, si l'œuvre achevée n'est
qu'une dérisoire esquisse, qu'importe ! Un trait qui n'est pas un jeu de la
nature - un signe- balafrera le roc.”
Au soir de sa
vie, éprouvant le besoin de faire un bilan de tous ses efforts, Bernard
n'éprouvait pas le sentiment d'avoir réussi à faire passer réellement son
message, mais, par contre, il avait celui d'avoir fait tout ce qui lui était
possible.
Le défi était-il
démesuré ? Dans le préambule à son ouvrage intitulé “l'Etat” l'auteur nous fait
part d'une vision hors du temps; celle d'un homme solitaire, Cléomène, qui
surgit d'une ruelle sombre et oubliée sur la place d'Alexandrie. La foule,
masse en mouvement, semble n'avoir qu'une seule figure sans yeux ni bouche. “La certitude de cette foule le ridiculise ; il était
parti pour une aventure glorieuse et il reste brusquement misérable en plein
soleil”.
Cléomène (mais je
pourrais dire Cléomène-Charbonneau) a envie de s'en aller mais il a un devoir.
Il doit témoigner, pousser son cri. “Alexandrins, je vous appelle à la liberté
!”. Il se heurtera à l'indifférence générale et “les spécialistes de l'hygiène
sociale” s'occuperont, en l'éliminant proprement, de régler définitivement le
problème et de rétablir l'ordre qui avait été un instant perturbé.
En 1943 il
écrivait : « Lorsque j'embrasse
dans toute son ampleur l'œuvre que je veux créer, elle m'apparaît comme une île
avec ses côtes ardues, ses puissantes montagnes, ses lacs immobiles, ses
fleuves tour à tour impétueux et lents, surtout ses chemins, ses fermes et
l'infinie variété de l'entreprise humaine sous l'infinie variété d'un ciel
vivant.
Une entreprise littéraire, une œuvre de sociologue ou d'économiste? Non, tout
ceci serait faux. Ce que j'entreprends, c'est probablement l'épopée de
l'univers individuel en révolte. Dans sa totalité l'épopée de l'individu
seul… »
… Celui qui a quelque chose à dire sait que la communication est toujours un
échec. Mais cet échec il ne doit y aboutir que par un effort vivant de tout
l’être. Celui qui se relâche n’y aboutit pas et son échec n’a pas le droit
d’être appelé communication. La communication d’une expérience authentique est
toujours un échec, mais c’est l’échec d’une entreprise surhumaine dont les
résultats se situent bien au delà de ce qu’on appelle “réussis”. Car l’exigence
porte toujours en elle-même les forces qui tendent à la réaliser. »
En 1990, près d'un demi-siècle plus tard, Bernard Charbonneau contemplera avec
une certaine amertume l'œuvre accomplie et dans un texte intitulé : « La
spirale du désespoir »il la verra comme un fruit tombé d'un l'arbre et
abandonné. Constat d'échec donc pour ce penseur exigeant dont l'ambition était
immense et profond sentiment de solitude. Heureusement ajoute-t-il « être seul est aussi mon vice ».
« Qu'importe le succès ou l'échec ! Le sens de mes paroles dépasse mon
individu. Je ne suis pas un auteur, un « créateur » comme On dit,
mais un porteur, le facteur d'une nouvelle venue d'ailleurs…. Mes amis, le
public n'en veulent pas? Tant pis, c'est leur affaire ; quant à moi, ayant fait
ce que j'ai pu, me voici en paix avec mon premier juge : moi-même. »
Certes les
ouvrages de Bernard Charbonneau n'incitent pas à un optimisme démesuré, il est
aux antipodes de ceux qui proposent des recettes simples du bonheur. La liberté
n'est pas donnée nous dit-il, elle est à prendre. Il savait bien qu'il est
quasiment impossible d'échapper à l'ordre social: “La société attend le
non-conformiste ou prétendu tel au tournant : première communion ou mariage. De
toutes façons elle l'a eu à sa naissance et elle l'aura à l'enterrement. Mais
vieille pute, tu n'auras jamais que mon cadavre !”
Ce qui sous-entend que l'homme vivant qu'il fut a su “tant soit peu” (comme il
aimait à dire) échapper à cet ordre social. A l'écart du village, au bout d'un
chemin et à quelques encablures du gave, sur un terrain privé il y a une simple
tombe, surmontée d'une croix… Dans la logique du combat de toute sa vie,
Bernard Charbonneau a réussi à échapper à la promiscuité du cimetière!
Notes
(1)
« Célébration du coq », Robert Morel 1966, et « L'Etat »,
dont il n'existait à l'époque qu'une version ronéotypée et qui ne sera édité
qu'en 1987 aux Editions Economica.
Citation extraite de « L'Etat » p. 263 : ” Tristement seul est
l'homme dans ce désert… Non. Car maintenant voici Léviathan, tellement énorme
que bien des années avant son règne l'ombre s'en est progressivement étendue
sur la fête des hommes, - mais pour des regards aveugles il n'y a pas d'ombre.
Nous avons vu grandir sa nuit en silence avant de sentir le poids de son corps
et grincer les rouages de sa minutieuse mécanique. Nous avons essayé de fuir
très vite ; mais nous vivons en un rêve où une menace lente rattrape,
inexorablement, la fuite la plus rapide. Et maintenant nous sommes dans
l'estomac du Léviathan qui ne peut vivre qu'en digérant toute la chair vivante
de l'univers.
Même pas libres comme Jonas, et sans espoir d'être jamais vomis aux rives d'une
terre promise. Car nous sommes coincés dans son affreux rouage, obligés de nous
courber à son jeu pour ne pas être déchirés. En prenant une position
compliquée, je peux encore bouger l'index de la main droite, - ce que certains
appellent Liberté. Mais bientôt nous serons pris dans sa glace, lucides et
paralysés. Car Léviathan nous conservera jalousement la vie, - ce que certains
appellent Bonheur ; nous engraissant pour des fins aveugles. Horreur de penser
encore dans les ténèbres de l'estomac d'un monstre.
- Autre
citation concernant les totalitarismes communistes et fascistes (p. 285/286): ”
La plus brûlante des révoltes aboutit au plus froid de tous les monstres
froids. Cette évolution est perceptible dans tous les pays totalitaires, mais
elle l'est particulièrement dans l'histoire des deux régimes totalitaires par
excellence ; l'U.R.S.S et le IIIe Reich. Ce qui diffère, c'est l'origine (le
pays, la classe sociale, la doctrine) non l'aboutissement ; mettre en relief
leurs différences, c'est mettre en valeur l'identité de cet aboutissement : la
dictature hitlérienne évoluant vers un nationalisme socialiste, tandis que la
dictature stalinienne évolue vers un socialisme nationaliste. Seulement Staline
a dû trahir Marx, tandis qu'Hitler n'a eu qu'à être Hitler. A celui qui ne le
juge pas à travers “Le Capital”, mais qui le regarde vivre, le communisme
apparaît comme une religion, comme la religion de notre temps ; bien autrement
que ces survivances archéologiques que nous continuons par habitude d'appeler
églises…” Ce
type d'analyse peut sembler courant aujourd'hui mais ne perdons pas de vue que
ces textes ont été écrits au lendemain de la guerre !
(2) « Nous voici libres, l'imagination a pris le pouvoir, mais elle
ne sait qu'en faire. Car la fête n'est pas plus liberté que quotidien, elle est
le fait d'une société, et l'unanimité précaire où elle mêle ses manifestants le
démontre. Ça et là, quelques individus errent dans la salle de bal, des
étrangers de passage, ou des professionnels qui s'affairent parmi les cris, en
calculant les profits qu'ils pourront tirer de cette folie passagère : pour qui
le sait, voici le moment de rafler les mises et de prendre les places. La fête
aura rempli sa fonction, l'ordre se rétablira, d'autant plus strict qu'elle
aura été totale. La fête ne menace pas l'ordre, ce brouhaha de cris n'est pas
l'instant de la pensée ; s'il est contesté, ce ne sera pas par des foules, mais
en silence par des personnes. Espérons que le désordre de Mai n'engendrera pas
un ordre scientifique ou politique à sa mesure. »
Prométhée réenchaîné, la table ronde (livre de poche) Chapitre IV, page 314
et suivantes…
(3) « Je
fus », essai sur la liberté, Éditions Opales, 2000, préface de Daniel
Cérézuelle
(4) « Quatre
témoins de la liberté ». Texte inédit venant en quelques sortes illustrer
« Je fus ». page 26
(5) Guerre totale
(« l’Etat » page 179 et suivantes) :
« L’éclair luit. Dans le silence de la mort les peuples attendent la chute
de la foudre : la guerre éclate. Puis il se fait un grand mouvement, la
dérive de l’humanité commence. Vers la forge et la suie, vers la presse et le
laminoir, mornes et confondues montent les masses. Les énergies qui déchiraient
le monde se libèrent enfin dans des explosions qui dissipent à l’instant le
gain des siècles et des peuples. A la poursuite du fer et du pétrole dont se
nourrit leur déchaînement, les puissances mondiales se heurtent. Sur un champ
de scories grincent les chaînes des monstres aveugles. Schrapnells,
escarbilles , mines de fer, stocks de cuivre. Gisements de chair que
rongent des veines de flammes, Andes de nitrates. Plaine de larmes et de
plaies ! Quelle prière monterait jusqu’à la cime, inslandsis de
désespoir ? Quel cri humain couvrirait le hurlement de tes sirènes ?
Au pied de ton mur de verre que ne fêlerait pas le pleur d’un dieu, l’espoir
s’écrase. Dans un tel malheur il n’y a plus de prochain, la multitude est
innombrable. Millions de morts, millions de tonnes. Pourtant, un seul te
jugera. »
(6) Autre extrait
de l'Etat : « La masse : le moutonnement étale de l’infanterie de
1914, l’interminable flot des colonnes motorisées de 1940. A travers les
plaines l’armée déferle, vermine pullulante où le caractère individuel sombre
dans la monotonie des uniformes. Pendant des jours piétine le troupeau,
couchant les moissons, rasant les bois, submergeant les rues des villes ;
irrésistible marée qui se retire un jour aussi subitement qu’elle est venue.
Partout la masse, qui écrase aussi parfaitement le soldat qu’elle englobe le
pays qu’elle envahit. Sur chacun le poids de tous les autres, la moite
promiscuité que déchire seul l’éclair du destin qui vient frapper sa victime.
Le « matériel humain » dont le malheur s’exprime en pourcentages la
morne « chair à canon » qui attend passivement son tout devant les
portes de l’abattoir où grondent les machines à tuer. La vie et la mort
anonymes où la personne « disparaît » sans laisser de traces. Le
virage. La civilisation agro-industrielle de la France prend fin en 1945. Le
génocide de 14-18 avait préparé le terrain _ le monument aux morts qu'on trouve
partout est aussi celui de la mort du village _ la guerre de 39-45 acheva de
déraciner les paysans en les tenant mobilisés ou prisonniers pendant près de
six ans ; tandis qu'elle précipitait les progrès de la motorisation, de la
chimie, de l'électronique et de la manipulation des choses et des hommes par
l'Etat…
Ce tournant capital de l'histoire de la France et de l'espèce humaine : le
passage de la ville et de ses campagnes à l'industrie et à la banlieue totale,
a été pris sans pensée sous la pression des circonstances et des intérêts. Le
terme de plan (X ou Y) est abusif, car au fond rien n'est prévu, n'était-ce une
certaine croissance économique. Ce blocage de la réflexion critique par
l'obsession de la production s'explique en partie par la guerre totale.
Celle-ci en effet a souligné à quel point le sort des sociétés est suspendu à
la puissance de leur industrie. En ramenant à des conditions de vie inconfortables
et précaires, la guerre a valorisé à l'extrême l'organisation et le confort :
sans tant d'errances à pied à la poursuite d'un jambon, la 4 CV n'aurait pas eu
ce caractère magique ; bien qu'elle eût pu aussi rappeler à quel point on peut
se passer de ce qui semble nécessaire. Par ailleurs la guerre a crétinisé les
esprits. Tout s'y ramène à l'immédiat, qui est militaire, politique et
national. Le chauvinisme et l'idéologie nécessaire à toute croisade détourne de
la critique économique et sociale, un certain marxisme l'ayant défini une fois
pour toutes. “
(7) Courrier
d'Henriette Charbonneau du 22/01/03
(8) Dans “Je
fus” page 212 il écrit ceci : “S'il faut dater la liberté, c'est de l'an
I de J.-C. Seul un Dieu pouvait créer le nouvel homme. Pour diviniser ainsi non
pas l'Homme (avec un grand H) , mais celui qui vit et meurt chaque jour, il
fallait que Dieu s'humanisât : que l'esprit divin s'incarnât en un corps et que
l'amour du Père fût cloué sur la croix de son fils. Le nouvel Adam, le nouveau Dieu
était né, qui n'était pas à l'image de l'homme mais fils de l'homme. Son corps
n'était plus de marbre comme Zeus, il portait les marques du désespoir et du
fouet…
“Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?” - Parce qu'il faut bien
qu'un jour le père qui aime son fils cesse de le tenir par la main.”
(9) Courrier d'Henriette Charbonneau…
(10) ” La
liberté de penser et d'agir dans une certaine mesure est d'abord celle de
l'individu que nous sommes. C'est lui qui pense, qui souffre et qui jouit, qui
fait et qui subit : c'est par la fenêtre d'un regard et d'une conscience que le
soleil illumine la plaine. Tout ce qui vient d'ailleurs passe nécessairement
par ce centre individuel ; même s'il emprunte une idée ou une recette, c'est
lui qui emprunte”. Et Charbonneau de citer à nouveau Montaigne :”La
vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a
dites après : ce n'est plus selon Platon que selon moi, puisque lui et moi
voyons de même” (Essais, I, 25). (Quatre témoins de la liberté page 27)
(11) Un passage
des “Quatre témoins de la liberté” (texte inédit) me semble intéressant à cet
égard et de plus il nous apporte un autre éclairage sur la position de
Charbonneau qui se prétendait peu doué pour la philosophie entendue comme
activité intellectuelle dirigée vers la construction de grands systèmes… ”
L'entreprise purement logique, généralisante et abstraite qui caractérise (la
philosophie) sa tendance à élaborer des systèmes, (m'est) étrangère. Surtout
quand elle ajoute un isme à l'existence. Pourtant le lecture de l'œuvre
philosophique de Berdiaev, exprimée dans un langage relativement simple, (m'a)
fait découvrir une pensée qui, dans une autre langue, était proche de la
(mienne) sur l'essentiel. N'était-ce une foi chrétienne hautement proclamée par
Berdiaev, qu'un incroyant post chrétien n'a aucune raison de récuser. Car cette
foi de Berdiaev est d'abord la puissance qui meut sa pensée sur son chemin, et
l'aide à dépasser certains faux dilemmes de droite et de gauche où d'autres
chrétiens s'embourbent.”
(12) ibid, page 15
(13) Une seconde
nature, ouvrage publié à compte d'auteur en 1981. page 48
(14) Si Kierkegaard a été catalogué comme penseur chrétien,
Charbonneau n'aurait pas assumé cette étiquette, cependant il se disait volontiers
“post chrétien”. “Trop d'hommes confondent foi et bonheur, ce bonheur
élémentaire que donne un état de tranquillité spirituelle qu'ils prennent pour
la paix. Ils croient trouver la Vérité quand ils se sont seulement fabriqué une
“raison de vivre”, c'est à dire une raison pour vivre. Ils ont fait de la
puissance terrible qui doit faire éclater notre médiocre existence le
tranquillisant qui l'endort.”
(Je fus, page 168)
“La personne divine a créé l'homme à son image ; puis elle s'est recréée à
l'image de l'homme. Elle ne s'est pas incarnée dans une race ou un peuple élu,
mais dans un individu nommé Jésus, voué au temps et à la mort : il lui fallait
bien périr pour renaître. Dieu nous a voulu libres comme lui pour le oui ou le
non. » (Je fus p.37)”
(15) « Une
seconde nature »,
(16) ibid.
Citation : Mais pour bien montrer la folie d'une telle entreprise, celle d'un
homme seul face à des individus largement inconscients de leur aliénation, il a
notamment écrit ceci, toujours dans le même ouvrage :
“Comment la partie pourrait-elle connaître le tout, un homme Dieu ? Et si
tout de même il ose, il ne peut en parler qu'à des individus. Or leur révéler
le fait social, c'est leur refuser l'existence : nier apparemment la vie et les
opinions qu'ils croient personnelles. Comment leur dire qu'ils doivent se
libérer en prenant conscience de leur servitude, alors que tout leur dit qu'ils
sont assurés de la liberté, dans l'abandon confortable à l'état des choses ?
Qui a vocation d'enseigner la liberté par la reconnaissance de la nécessité
sociale, doit s'attendre à être exclu. Par le corps social, et chacun de ses
membres.
J'ai connu la société… J'ai souffert d'avoir vécu sur la lune, n'était-ce
quelqu'un, croisé sur mon chemin. J'ai quotidiennement tâté ce mur dont les
pierres sont des visages, dont les traits, les regards sont de pierre. Car les
murs ne bougent pas, ils s'écroulent un jour en broyant les vivants qu'ils
protègent. Voulant la liberté et non son apparence, j'ai cherché les preuves ;
et j'en ai eu mille, qui m'ont enseveli vivant sous un monceau de pierres. J'ai
connu la société… et je l'ai connue sous le masque de mon prochain. “
(17) Extraits de l'essai de 1944 sur « l’expression et de la
communication »: « L’homme qui s’éveille découvre en lui son trésor.
Révélation qu’il lui faut proclamer, révélation si profondément racinée qu’il
ne peut l’arracher à lui-même.
Celui qui a “le sens de la montagne - à l’instant où il l’éprouve - dans
l’abrutissement solide de l’effort, ou un soir dans la rue, brusquement saisi
par la nostalgie d’un hiver pluvieux, celui-là apprend soudain que tout ce qui
a été écrit sur la montagne n’est qu’un assemblage de formules, une littérature
fade et idiote, la moins bavarde étant la plus supportable. Et avançant
silencieusement, il se tait.
Celui qui reçoit l’amour ne peut en dire grand chose et s’il est illuminé de sa
grandeur, la création poétique elle-même lui devient ridicule. Et pour rendre
hommage, il se tait. Lorsque nous disons que nous avons éprouvé une expérience
unique, nous entendons par là même que nous n’en sommes que les dépositaires et
que nous devons la transmettre. La marque de l’authenticité d’une expérience
c’est qu’elle investit d’une mission. L’individu unique doit faire partager
l’instant unique à l’univers, celui qui le garde pour lui est sûr d’en être
dévoré.
… Mais il y a contradiction complète entre l’expression d’une expérience
intérieure et communication. Plus l’expérience est profonde, plus sa
communication est difficile. C’est parce que j’ai l’expérience de la montagne
(que) je sens en moi une difficulté à la décrire, la brûlure de l’expérience
vécue est un défi aux mots.”
… Celui qui a quelque chose à dire sait que la communication est toujours un
échec. Mais cet échec il ne doit y aboutir que par un effort vivant de tout
l’être. Celui qui se relâche n’y aboutit pas et son échec n’a pas le droit
d’être appelé communication. La communication d’une expérience authentique est
toujours un échec, mais c’est l’échec d’une entreprise surhumaine dont les
résultats se situent bien au delà de ce qu’on appelle “réussis”. Car l’exigence
porte toujours en elle-même les forces qui tendent à la réaliser. »
(18)
« Malheureusement la production du kilo de poulet se heurte à un obstacle
: la forme de la bête, qui est inutilement compliquée, notamment la plume qu'il
faut plumer. Elle ne sert plus à rien, si ce n'est de “suivez-moi jeune homme”
au coq gaulois. Quand produira-t-on du poulet écorché, ou même tout bridé? A
quoi bon la crête, qui pourrait avantageusement être remplacée sur la tête par
du croupion ; et ce 1% purement culturel : le bec autrefois fonctionnel?
Pourquoi les pattes, inutiles depuis que Chantecler ne fait plus de footing?
Pourquoi pas le poulet d'emballage en forme de sphère ou de cube? Ou le poulet
tout emballé dans du plastique biodégradable, prêt à être digéré? Celui-ci
remplacerait avantageusement cette peau suspecte qui donne la chair de poule… (« Notre table
rase » p.93 à 95)
(19) « Un
festin pour Tantale », Éds. Sang de la Terre, 1997
(20) « Notre
table rase », Eds. Denoël p. 8/9
(21) Ibid, p. 81
(22) « Le
pied fonde l’homme ; privé de pied, réduit au cerveau, l’intellectuel n’est
qu’un cul-de-jatte. Et pourtant cette base : le pied, n’est pas sans rapport
avec le mouvement. On lui reprochera la dépense d’énergie qu’exige son
va-et-vient, et la lenteur de son allure; quelle autre carrosserie serait mieux
adaptée à l’homme, aussi personnalisée, que celle qu’il supporte? Et quelle
autre offrirait ainsi une visibilité totale, grâce à la vitre largement ouverte
de l’œil? De toutes parts s’étend la vue ; pas un lichen du rocher, pas une
nuance du vert de la feuille n’échappe au piéton.
On me dira que dans son véhicule il n’est pas assis, certes. Mais la maîtrise
de la vitesse y est aussi parfaite que la vue. On a médit du pied ; il n’est
pas si stupide ; il tâte, il pèse, il pense. Tout espace qu’arpente le pied
devient immense, plein de saveur et de relief, riche de mille possibles. Et ce
qu’il appréhende, il le voit ; le pied autant que la main est l’œil de
l’aveugle.” L’Hommauto” (Denoël) page 26
(23) « Une
seconde nature », p. 16
(24) « Le jardin de Babylone », Eds. De l'Encyclopédie des
nuisances, Paris, 2002
(25) ibid.
Citation : “Il y eut un jour où pour (les hommes) il n’y avait pas de
nature ; et nous vivons l’aube d’un autre où il n’y en aura sans doute
plus. A l’origine _ pour certains individus et pour certains pays, elle n’est
pas bien lointaine -, il n’y avait pas encore de nature. Nul n’en parlait,
parce que l’homme ne s’était pas encore distingué d’elle pour la considérer.
Individus et sociétés étaient alors englobés dans le cosmos. Une puissance
omniprésente, sacrée parce qu’invincible, cernait de toutes parts la faiblesse
humaine. La civilisation n’était qu’une clairière précaire, maintenue au prix
d’un effort écrasant dans la marée des forêts. Des déluges, grouillants de
monstres, clamaient leur règne. La vie, comme le feu, n’était qu’un étincelle
incertaine perdue dans un océan d’obscurité. En vain le soleil triomphait-il ;
chaque crépuscule ramenait la défaite du jour et le retour triomphal des
puissances infernales. Comment nos ancêtres auraient-ils parlé de nature ? Ils
la vivaient, et ils étaient eux-mêmes nature : force brutale et instincts
paniques. Ils ne connaissaient pas des choses, mais des esprits ; dans
l’ombre où ils étaient encore plongés, les arbres et les rochers prenaient
confusément des formes et une vie surhumaine. Paysans et païens, ils ne
pouvaient aimer la nature ; ils ne pouvaient que la combattre ou l’adorer.
Tout changea ; mais d’abord imperceptiblement. Peut-être fut-ce au soleil
de la Grèce. Dans cette terre desséchée où la nuit même était transparente, les
plaines brisées de monts et la mer brisée d’îles, l’homme et l’individu
trouvèrent un espace et un milieu à leur mesure ; et dans la clarté de la
raison les formes monstrueuses se pétrifièrent en objets. Mais c’est surtout en
Judée que naquit la nature, avec la Création : quand la lumière fut
distinguée des ténèbres, l’esprit de la matière. Alors Dieu ne fut plus que
Dieu, et les choses ne furent plus que les choses. En le créant, Jahvé avait
profané le cosmos et l’homme put y porter la main. L’ordre cosmique pouvait
encore avoir un poids, il n’avait plus d’autorité sur l’esprit humain : il
avait perdu son âme. Il devenait possible de la connaître et d’agir sur lui. La
nécessité n’était plus que la nécessité ; même provisoirement écrasée, la
révolte de la liberté humaine était à tout jamais déchaînée. Alors naquirent
parallèlement la maîtrise et le sentiment de la nature. La science pénétra le
mécanisme du cosmos, et ainsi la technique permit de le transformer. Mais cette
transformation, progressivement accélérée, se limite d’abord à certains lieux
de certains pays. En Occident, l’homme vécut dans le milieu artificiel des
villes, mais à leur porte commençait la campagne, et avec elle la nature.
Ainsi, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les Français connurent une société
de transition où coexistaient le passé et l’avenir : ce qui permettait de
jouir des plaisirs de la nature grâce au progrès.”
(26) A la
rigueur, B. Ch aurait pu suivre Teilhard jusqu'à un certain point car comme lui
il considérait que l'humanité traversait une crise majeure, une mutation
profonde… “Mais le cours de l'Evolution n'est pas continu. Elle passe par des
crises, qui préparent un nouveau bond en avant. L'humanité actuelle traverse
précisément une de ces périodes. L'homme et avec lui le cosmos, est maintenant
arrivé à un point critique où il doit s'élever bien plus haut ou retomber. Le
meilleur de la pensée du P. Teilhard est dans l'expérience de cette crise. Il a
senti plus qu'un autre moderne la profondeur de cette mutation où est engagée
l'humanité contemporaine ; il ne s'est pas laissé distraire de ce fait
essentiel par les guerres et les révolutions locales.”
(27) “Dans sa
parabole, qu'il qualifie de poème, Ivan Karamazov imagine que le Christ,
redescendu sur terre à Séville au temps de l'inquisition, ressuscite un enfant.
Et le Grand Inquisiteur le fait arrêter, emprisonner dans un cachot du Saint
Office, où il vient trouver son prisonnier pour lui démontrer qu'il n'a rien à
faire sur terre. Car, avec la liberté, il ne peut apporter aux hommes que le
trouble et le malheur.”
Cette parabole s'appuie sur les trois tentations que racontent explicitement
les Evangiles de Matthieu et de Luc. Dans l'Evangile de Matthieu, il est dit
que Jésus fut amené par l'esprit au désert pour y être tenté par le diable.
Comme Jésus avait faim, le tentateur s'approcha et lui dit : “Si tu es fils
de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains.” Jésus répondit : “Il
est écrit que l'homme ne vivra pas de pain seulement mais de toute parole qui
sort de la bouche de Dieu.”
Le grand inquisiteur de Dostoïevski oppose au refus de Jésus l'argument qu'en
refusant le pain aux hommes il leur a proposé une liberté qui les dépasse.
“Je Te le dis, il n'y a pas chez l'homme de souci plus lancinant que celui
de trouver à qui remettre sa liberté, ce don avec lequel l'infortuné est venu
au monde… Or avec le pain tu as repoussé le seul emblème absolu qui T'était
offert pour faire tomber le monde à Tes pieds et c'était l'emblème du pain
terrestre. Tu l'as repoussé au nom de la liberté et du pain céleste. Au lieu de
prendre leur liberté aux hommes, tu l'as étendue encore… “
Dans la deuxième tentation, toujours selon Matthieu, Satan qui avait
transporté Jésus au sommet d'une montagne, lui propose de lui donner tous les
royaumes du monde s'il accepte de se prosterner devant lui. Mais Jésus refuse à
nouveau. Accepter aurait conduit à imposer une paix romaine à la Terre. En fait
il choisit donc”d'abandonner les hommes aux désordres de leur liberté”.
Dans la troisième tentation, Jésus est sommé, par un miracle, de prouver sa
divinité. Mais “le fils de l'homme” refuse de renoncer à son humanité. Il “propose
aux hommes le modèle divin d'une condition humaine à la fois spirituelle et
charnelle, consciemment et librement accomplie”.
D'autre part il
affirme : “Chrétiens nous le sommes et la plupart malgré nous, il ne nous
reste plus qu'à nous convertir”. Mais de quelle conversion parle donc cet
hérésiarque ? “Réaliser la transcendance mais surtout le mystère encore plus
grand - peut-être le seul impénétrable pour l'homme - de son incarnation. Car
l'étonnant, ce n'est pas un Dieu divin, mais le Dieu humain. En cherchant à
ouvrir cette porte, j'engage certains chrétiens qui s'ignorent, c'est à dire la
majorité des fidèles et des infidèles à dépasser un certain nombre de faux
problèmes qui les empêchent de reconnaître les paradoxes de notre condition humaine
actuelle. Parler de l'action du Christ, c'est parler du camping, du roman,
aussi bien que du fascisme ou du communisme, puisque aujourd'hui, déchaîné,
l'esprit souffle n'importe où en tempête. Evoquer les responsabilités des
chrétiens, c'est rechercher comment notre trop humaine liberté pourrait sortir
de ce cercle qui nous ramène de la totalité et de l'inconscience à la totalité
et à l'inconscience. Comment retrouver la nature au delà de la nature, la
morale au delà de la morale, l'ordre au-delà -et non en deçà - de la liberté
? »
(28) « Je
fus », extrait :
« La
meilleure expression qui puisse être donnée de la liberté n’est pas abstraite,
mais redonnée depuis des millénaires dans toutes les langues chaque fois qu’un
homme assume sa pensée ou son acte. La liberté c’est la première personne, le
nouvel Adam accédant à l’autonomie de sa conscience et de sa volonté. “Je
suis.” Jahweh qui le créa à son image ne portait pas d’autre nom. “Je pense
donc je suis” disait le philosophe. Mais l’essentiel ce n’est ni la pensée, ni
l’être, c’est ce je furtif qui entre les deux nous échappe. »
« La liberté c’est ce je quand il n’est pas un faux semblant : un pronom
qualifié à juste titre de personnel. Mais il exige un verbe, à la différence du
moi, cette outre gonflée de vent qui prétend contenir l’univers.
Quand la première personne du singulier est ainsi dite au présent, alors l’Être
s’incarne dans un être. Alors la liberté n’est plus une valeur parmi d’autres,
mais l’acte originel qui les crée toutes.
“Je suis” c’est le fiat lux qui distingue la lumière des ténèbres : le sujet de
l’objet, l’individu de la société. Mais l’un c’est l’autre ; pour connaître
l’autre il faut être soi. Il faut un je pour dire tu… es mon prochain. Tel est
le cri de la liberté quand elle découvre l’universel dans l’unique : dans
l’amour. Pour qu’il soit il faut qu’une personne rencontre une personne
singulière. »
« Quand elle s’estompe et se perd dans la masse, l’amour décline. Et il
est mort quand un homme, cessant de parler au singulier dit: “Vous…”. Le
singulier précède le pluriel et l’un fait le multiple ; mais la liberté n’est
assurée que lorsque d’autres libertés lui répondent : “Nous sommes…”. »
« Où se situe la décision? Sur qui pèse la responsabilité? Collective,
elle devient impensable. Par abus de langage on parle de conscience de classe
ou de liberté du peuple, alors que la classe n’est qu’inconscience, et la
nation mobilisation.
Quel clan ou tribu s’est jamais arraché à son être pour se considérer dans ce
miroir que lui tend l’esprit? Quel empire, triomphant ou vaincu, se mit jamais
en cause… »
« L’ascèse par laquelle un homme se dégage de l’objet, cette prise de
conscience, seul un sujet peut l’opérer.
La liberté c’est l’homme
La liberté n’est pas dans les mots, ni dans des objets ou des conditions
extérieurs, mais dans un sujet…
La seule surréalité qui mérite ce nom, la seule liberté qui soit vraiment dite,
l’est à chaque instant par chaque homme à son insu : je suis…Inutile de la
chercher dans l’empyrée, elle est dans le plus commun et le plus ordinaire de
la vie et par conséquent du langage. Sitôt que dépassant le mot, nous cherchons
à saisir son insaisissable contenu, nous découvrons ce centre où nous sommes.
Elle n’est rien d’autre que quelqu'un ouvrant les yeux sur lui-même, et du même
coup sur l’univers et son semblable : “Je suis…”. Par conséquent je pense, et
donc je fais. »
BIBLIOGRAPHIE
DE BERNARD CHARBONNEAU
- Directives pour un
manifeste personnaliste, 1936
1) Teilhard de
Chardin, prophète d'un âge totalitaire.
Éditions Denoël,
Paris, 1963, 222 p. Épuisé.
2) Le Paradoxe
de la culture.
Éditions Denoël, Paris, 1965. 212 p. Épuisé. Nouvelle édition augmentée d'un
texte sur la science, sous le titre Nuit et jour (Économica, 1991).
3) Célébration
du coq. Éditions
Robert Morel, Alpes de Haute-Provence, 1966. Épuisé.
( Célébration ironique du nationalisme français).
4) Dimanche et
lundi.
Éditions Denoël, Paris, 1966, 239 p. Épuisé. (Travail et loisir).
5) L'Hommauto. Éditions Denoël, Paris, 1967, 161 p. Épuisé.
(Fustige la place de la voiture et de son économie).
6) La Fin du
paysage.
Conception, photographies et légendes de Maurice Bardet. Éditions Anthropos,
Paris, 1972. Non paginé. Introductions des quatre chapitres par B.C. Épuisé.
7) Tristes
campagnes.
Éditions Denoël, Paris, 1973, 239 p. Épuisé. (Le développement à tout prix dans
le Sud-Ouest de la France).
Notre table rase. Éditions Denoël, Paris,
1974, 212 p. Épuisé. (La triple éradication des paysans, des paysages et des
nourritures savoureuses).
9) Le Feu vert. Autocritique du mouvement
écologique. Éditions Karthala, coll. Poing d'interrogation, Paris, 1980, 211 p.
Épuisé.
10) Le plus et le moins, 1978
11) La propriété c'est l'envol, 1984
12) La société
médiatisée,
1985
…………………………………………..
Livres encore disponibles
13) Le Jardin
de Babylone.
Éditions Gallimard, Paris, 1969. 281 p. Épuisé. (Le sentiment de la nature
s'exaspère dans la société qui la détruit). Réédité par l'Encyclopédie des
nuisances, 2002,
14) Le Système
et le chaos.
Critique du développement exponentiel. Éditions Anthropos, Paris, 1973, 205 p.
Réédition Économica 1990. (Comment le développement scientifique et technique
provoque un trouble qui renforce le système et le chaos qu'il entraîne).
15) Je fus. Essai sur la liberté.
Imprimerie Marrimpouey Jeune, Pau, 1980, 263 p. Édition brochée et édition
reliée toile rouge. Épuisé. Réédité par Opales en 2000, intro de Daniel Cérézuelle.
16) Une seconde
nature.
Imprimerie Marrimpouey Jeune, Pau 1981, 268 p. Édition brochée et édition
reliée skaï verte.
17) L'État. Ronéotypée, 1949. Éditions
Économica, coll. Classiques des sciences sociales, Paris, 1987, 449 p. (La
guerre, la révolution, l'État total).
18) Le Système
et le chaos.
Éditions Économica, coll. Classiques des sciences sociales, Paris, 1990, 290 p.
(Réédition du livre de 1973).
19) Nuit et
jour.
Science et culture. Éditions Économica, coll. Classiques des sciences sociales,
Paris, 1991, 311 p. Contient Le Paradoxe de la culture (1965) et Ultima
ratio (une critique de la science , 1984-1986).
20) Sauver nos
régions.
Écologie, régionalisme et sociétés locales. Préface de Pierre Samuel. Éditions
Sang de la Terre, coll. Les dossiers de l'écologie, Paris, 1991, 197 p.
21) Il court,
il court le fric…
Éditions Opales, Bordeaux, 1996, 159 p. (Liberté, instabilité et stabilité
monétaires).
22) Un Festin
pour Tantale.
Nourriture et société industrielle. Éditions Sang de la Terre, Paris, 1997, 160
p. 119 F. (La fin de l’agriculture et de la cuisine).
23) Prométhée
réenchaîné. Editions
de la table ronde (poche), 2001.
24) Comment ne
pas penser,
Editions Opales, 2004
25) Bien aimer
sa maman,
Editions Opales, 2006
26) Vu d'un Finistère, 1976; Finis Terrae, éditions A plus d'un
titre, 2010
27) Le Feu vert, 1980 (réédition Parangon, 2009)
SUR BERNARD
CHARBONNEAU :
Jacques PRADES (sous la direction de) : Bernard Charbonneau : une vie
entière à dénoncer la grande imposture. Éditions Érès, collection
Socio-économie, Toulouse, 1997, 223 p.
Patrick Troude-Chastenet, « Bernard Charbonneau : génie méconnu ou faux
prophète ? », Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 4, N°1, 1997.
Daniel Cérézuelle,
Ecologie et Liberté. Bernard Charbonneau, précurseur de l’écologie politique,
Parangon, collection après-développement, 2006.