L'empreinte la Zélée

propos recueillis par Marianne Payot

Jean Crouzet, historien local et membre de la loge la Zélée depuis une trentaine d'années, a publié, dans les années 1980, une somme, Bayonne, entre l'Equerre et le Compas, en trois volumes (dont seul le troisième, consacré aux années 1852-1945, est encore disponible, aux éditions Jean Curutchet), et, plus récemment, chez Atlantica, Loges et francs-maçons. Côte basque et Bas-Adour (1740-1940).

Bayonne voit naître en 1743 l'une des toutes
premières loges françaises. Comment expliquez-vous cette précocité?

Comme nous l'indique le relevé des loges dans l'Etat royal de
1744, il n'existe à l'époque que 19 loges en province, et parmi elles celle de Bayonne. Il faut rappeler que la cité de l'Adour était alors un lieu de passage et un port très important, en relation avec l'Angleterre, la Hollande... Les vins de la
Chalosse, les laines en provenance d'Espagne et des Pyrénées transitaient par ce nœud commercial. La toute première loge, la Saint-Jean de l'Union cordiale, a été fondée par Timothée Lichigaray, d'une famille de commerçants basques installés à Orthez et convertis au protestantisme. Il ouvrait un négoce à Bayonne alors que ses deux frères faisaient de même en Angleterre. A Bordeaux, des officiers de marine anglais avaient, dès 1732, créé une loge baptisée l'Anglaise, qui, elle-même, avait donné naissance en 1740 à la Française, qui, à son tour, a suscité l'Union cordiale.

Cette première loge va changer plusieurs fois
de nom...

En effet, elle est remplacée en 1765 par la Saint-Jean des Arts.
Cette nouvelle appellation marque très probablement l'entrée des maîtres de corporation, des tonneliers, des charrons. Puis, en 1772, parallèlement à la création du Grand Orient de France et à la restructuration d'une maçonnerie française hétéroclite, elle devient la Zélée. Elle est alors composée de commerçants, de riches armateurs, de membres des parlements, de procureurs du roi... L'élite sociale, en quelque sorte. Mais la grande particularité de Bayonne est d'avoir abrité la première loge qui ait admis des juifs, vingt ans avant que la citoyenneté ne leur soit reconnue. La communauté israélite, vivant sur la rive droite de l'Adour, à Saint-Esprit, est à ce moment fort nombreuse. Ce sont des séfarades qui avaient été chassés de l'Espagne par Isabelle la Catholique puis du Portugal à la fin du XVe siècle. A Bayonne, ils s'intègrent bien, mais ils n'ont pas encore, à l'époque, tous les droits. Ainsi, il leur est interdit de traverser le pont pour venir commercer. Ils subissent d'autant plus de brimades qu'ils suscitent des jalousies dans le domaine des affaires.

La présence de juifs à la Zélée provoque d'ailleurs une première scission...


En 1783, certains frères désertent la Zélée pour créer l'Amitié, qui ne vivra guère plus de trois ans. Ils prétextent l'un de leurs rituels, dans lequel il est précisé qu'il faut absolument être chrétien. Mais le plus intéressant, ici, est la création, en 1772, par les juifs eux-mêmes, d'une loge à Saint-Esprit, la Fidélité, dont on ignore encore tout et qui disparaîtra après quelques années. Elle renaîtra, peut-on dire, en 1805, sous le nom la Parfaite Réunion. Celle-ci n'est pas exclusivement composée de juifs: on y trouve, bien sûr, les membres des familles juives les plus en vue, les Delvaille, les Marqfoy, les Patto - au nombre de neuf! - mais aussi des fonctionnaires de l'armée et des Bayonnais - la Révolution fera du quartier Saint-Esprit une commune à part, rattachée jusqu'en 1857 au département des Landes - comme les Berdeco, les Bastiat, les Etchats, les Simonet... Cette loge vit, par ailleurs, en parfaite harmonie avec la Zélée.


Quel est le rôle de cette dernière dans la révolution de 1789?

Les membres de la Zélée sont des libéraux; ils participent
activement à la rédaction des cahiers des états généraux. Le Bayonnais Joseph Garat, député du Labourd, devient même ministre de la Justice puis de l'Intérieur; c'est lui qui annonce à Louis XVI sa condamnation à mort. Quand survient la Terreur, les citoyens ne comprennent pas que des hommes puissent se réunir en secret. Tout doit être public. Les loges se sont donc mises en sommeil pendant deux ou trois ans et le Grand Orient ne reprendra ses activités officielles qu'en 1801. Sous l'Empire, c'est l'embellie. La franc-maçonnerie est perçue par Napoléon comme un moyen de contrôler une classe bourgeoise aisée et de faire passer hors des frontières les idéaux de la Révolution. En outre, avec les guerres espagnoles et la nomination de Joseph comme roi d'Espagne, il passe à Bayonne plus de 500 000 personnes en l'espace de quelques années. La Zélée et la Parfaite Réunion comptent alors plus d'une centaine de membres chacune.


Et de nouveau, en 1830, les maçons se distinguent.

Sociologiquement, la composition de la Zélée évolue: les
armateurs y sont moins nombreux, les professions libérales y entrent en masse et l'on assiste à une certaine prolétarisation, avec l'arrivée en son sein de petits commerçants et d'employés. A partir de 1824, sous la présidence de Nicolas Plantié, représentant de la jeune génération républicaine, la Zélée amorce un glissement nettement progressiste, qui aboutit à 1830, aux Trois Glorieuses. Un maçon bayonnais comme Jacques Laffitte, devenu président du Conseil, monte à Paris sa propre loge, baptisée les Trois Jours, dont La Fayette est vénérable d'honneur. Il exerce une grosse influence ici, fait nommer des percepteurs dans le pays, aide beaucoup de gens, finance en sous-main la presse locale. Vous avez aussi Frédéric Bastiat, un frère très peu connu en France, alors qu'il est considéré comme l'un des grands économistes  mondiaux et étudié dans toutes les universités américaines. Il est l'un des pionniers du libéralisme économique et a inspiré en partie - hors son humanisme - les théories de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher.Les francs-maçons sont encore plus actifs en 1848. On assiste, à Bayonne, à des manifestations, quatre jours durant, dirigées par Augustin Chaho, homme de lettres et journaliste. Les frères - tous les chefs de la Garde nationale en sont - installent véritablement la République: ils vont discuter à la mairie, à l'évêché, à la préfecture.

C'est pourtant à ce même moment, en 1848, que la Zélée commence à battre de l'aile.

Tous les frères ne sont pas d'accord avec les idées de Chaho. Certains partent fréquenter la Parfaite Réunion, aux idées un peu moins révolutionnaires. Par ailleurs, les deux loges sont confrontées à des problèmes de locaux. La Zélée est installée dans des entrepôts sur les bords de la Nive, qui sont inondés. Quant à la Parfaite Réunion, elle doit traverser l'Adour et s'établir place Montaut. Ensuite, il y a le coup d'Etat de 1851 et la fermeture des loges qui ont pris parti contre Napoléon III. Chaho est exilé en Belgique puis en Espagne; Capo de Feuillide, un autre journaliste, est interné en Algérie. Malgré quelques tentatives de reprise, il faudra attendre 1892, soit quarante ans, pour que la Zélée obtienne une nouvelle
patente, sous l'impulsion du Dr Camille Delvaille, un homme remarquable, membre de l'Académie des sciences. Connu dans tout Bayonne comme «le médecin des pauvres», il œuvre pour l'hygiène et les colonies sanitaires de vacances. Il est l'âme de la renaissance de la Zélée. Il lui trouve en outre un local dans le quartier Saint-Esprit, rue Bergeret, aujourd'hui rue Daniel-Argote, où la loge se réunira jusqu'en 1978.

En 1892, tout repart donc. Quels sont les
nouveaux combats des francs-maçons?

La grande histoire du début du XXe siècle, c'est la laïcité, pour
laquelle s'engage à fond la maçonnerie. Vous avez, d'un côté, un cléricalisme exacerbé contre l'instruction publique, de l'autre, un anticléricalisme bientôt viscéral qui se transforme souvent en sentiment antireligieux. Dans les sermons, à la cathédrale de Bayonne, on parle de Satan en évoquant la maçonnerie. Les prêtres basques ont même rédigé un catéchisme spécial, en basque, contre la franc-maçonnerie. Bref, l'ambiance est des plus néfastes. A quelques exceptions près. Comme le cardinal bayonnais Lavigerie, archevêque d'Alger

d'Alger - dont toute la parentèle est maçonne - qui lance un appel à la reconnaissance de la République. L'histoire fit tant de bruit qu'après sa mort, en 1892, l'évêché de Bayonne retardera pendant dix ans l'inauguration de sa statue, érigée dès 1899 place du Réduit, entre la Nive et l'Adour.

La maçonnerie bayonnaise a-t-elle toujours
été aussi politiquement active?

Il est vrai que la plupart des maires et des présidents des
chambres de commerce de Bayonne ont été francs-maçons. Curieusement, alors  qu'aujourd'hui le Béarn est beaucoup moins conservateur que ne l'est le Pays basque, à cette époque-là, c'est le contraire. Et la maçonnerie bayonnaise est bien plus engagée que celle de Pau. Elle rayonne sur tout le bas-Adour et aide à la création de toutes les loges de la région. De nos jours, elle continue cette œuvre en participant à la relance de la maçonnerie en Espagne, à Valladolid, à Vitoria, à Saint-Sébastien...

Les relations privilégiées avec l'Espagne ne
datent d'ailleurs pas d'aujourd'hui.

En Espagne, la maçonnerie était totalement brimée. Au
moment de la montée du fascisme en Europe, des maçons espagnols ont demandé à des frères français de fonder une loge commune. C'est ainsi qu'est née, en 1933, Spartacus. Il s'agissait d'une loge atypique, car elle était non seulement
franco-espagnole mais, en outre, explicitement politique. Son but avoué était de lutter contre le fascisme. Elle a compté
jusqu'à 80 membres (dont Daniel Argote), venus de Bordeaux, de Dax, de Pau, de Saint-Sébastien, de Bilbao, de Saragosse... Lorsque la guerre civile a éclaté, en 1936, cette organisation déjà structurée a permis la mise en place immédiate de l'accueil de réfugiés
espagnols. Puis elle a disparu, en 1940.

Toutes les loges ont-elles été fermées en 1940?


Oui, la loi de Vichy du 13 août 1940 interdit la maçonnerie. Et,
tandis que la Zélée brûle ses archives, son temple est réquisitionné par les Allemands puis, plus tard, par la Milice. Objets et meubles sont vendus à l'encan. De nombreux membres entrent alors dans la Résistance. Parmi eux, Pierre
Fort, qui crée très vite un réseau de renseignement très important, le réseau Castille. En mars 1943, ce dernier fusionne avec celui du colonel Rémy (la Confrérie Notre-Dame, qui vient d'être démantelée) pour devenir le réseau Notre-Dame-Castille. En mai 1945, tout rentre dans l'ordre, ou  presque. La Zélée se réunit de nouveau dans un temple dévasté.

Quels sont les principaux changements
intervenus depuis 1945?

A Bayonne, les loges se sont multipliées. On en dénombre
aujourd'hui 13: trois, dont la Zélée, sont affiliées au Grand Orient de France, deux autres appartiennent à la Grande Loge de France, deux à la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, une à la loge mixte du Droit humain et une autre à la Grande Loge féminine de France; et, enfin, un peu à part des précédentes, on en trouve quatre qui dépendent de la Grande Loge nationale française et qui se réunissent dans l'ancien temple du Grand Orient, rue Daniel-Argote. En tout, cela représente de 400 à 500 frères et sœurs provenant de toutes les couches de la société - à l'exception, notable, des agriculteurs.Mais le vrai changement est ailleurs, tout du moins
en ce qui concerne le Grand Orient. Avant, quand un frère parlait de spiritualité, il était incompris, car ses auditeurs avaient du mal à faire la différence entre spiritualité et religiosité. La franc-maçonnerie se penchait donc surtout sur les problèmes sociaux: la Sécurité sociale, l'avortement... Depuis à peu près vingt-cinq ans, on y aborde plus facilement des sujets philosophiques. Les loges de perfectionnement se multiplient.

Il n'y a donc plus de tabous?


Si. La politique est toujours interdite et les thèmes religieux
sont écartés. Il y a aussi un problème qui n'est jamais abordé, bien qu'il soit crucial pour notre région: celui du département basque. La majorité des frères est politiquement contre, mais le sujet est trop passionnel. Globalement, la Grande Loge nationale française mise à part - elle travaille ardemment ses réseaux - l'influence maçonnique sur les pouvoirs politique et économique est bien moindre qu'hier. Bien sûr, les maçons s'entraident, mais pas plus que ne le font les membres de l'Aviron bayonnais.